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Technique d'anesthésie
Peropératoire
La surveillance d'une hémorragie peropératoire doit permettre de juger le besoin du patient en globules rouges, en plaquettes, en facteurs de coagulation et en substances à visée hémostatiques. Elle comprend plusieurs éléments:
- Evaluation visuelle du champ opératoire et des compresses;
- Couleur du patient (lèvres, conjonctives);
- Mesure quantitative du sang aspiré;
- Mesures de l'Hb, de l'Ht et des thrombocytes;
- Mesure de la crase et du thromboélastogramme;
- SpO2 ;
- Tolérance du cerveau à l’anémie (ScO2 bilatérale) [3];
- Tolérance du cœur à l’anémie (segment ST à l’ECG, altérations de la cinétique segmentaire à l’ETO);
- Tolérance de l’organisme à l’anémie (SvO2, PvO2, ExO2 sur le cathéter de Swan-Ganz);
- Pression artérielle, fréquence cardiaque, débit urinaire: ils sont très dépendants de la volémie;
- Mesure du pH, de la calcémie et de la température.
La vitesse des pertes sanguines est un critère important; en cas d'hémorragie aiguë active, le maintien de la volémie est capital et oblige à transfuser en avance par rapport aux besoins en O2. C'est alors le jugement clinique de l'anesthésiste plutôt que des examens de laboratoire qui est l'élément-clef pour déterminer les besoins en sang allologue.
Parmi les possibilités offertes par les techniques d'anesthésie pour contribuer à l'épargne sanguine, une place prioritaire doit être faite à la ventilation hyperoxique. En effet, la ventilation à une FiO2 de 1.0 augmente la fraction dissoute de l'oxygène de 5 fois, ce qui représente une proportion significative du transport d'O2 en cas d'anémie. Une PaO2 > 400 mmHg équivaut approximativement à 30 g/L d'hémoglobine [6]. Chez des patients dont l'Hb est 75-85 g/L, on a démontré que la ventilation à une FiO2 de 1.0 augmente significativement la tension d'O2 intramusculaire (PimO2), alors que 1-2 poches de sang accompagnant une ventilation à FiO2 0.4 ne modifie presque pas la PimO2 (Figure 28.17A) [16]. Des animaux amenés par hémodilution au DO2 critique périssent en trois heures en respirant de l'air à 21% d'O2, alors que leur taux de survie est de 80% à une FiO2 de 1.0 (Figure 28.17B) [9,10].
Figure 28.17 : A. Chez des patients dont l'Hb est 75-85 g/L, la ventilation à une FiO2 de 1.0 augmente significativement la tension d'O2 intramusculaire (PtiO2) (trait bleu), alors que 1-2 poches de sang accompagnant une ventilation à FiO2 0.4 ne modifie presque pas la PtiO2 (trait rouge) [9]. B: Des animaux amenés par hémodilution à la DO2 critique périssent en trois heures en respirant de l'air à 21% d'O2 (trait rouge) alors que leur taux de survie est de 80% à une FiO2 de 1.0 (trait jaune) [10].
Lors d'hémodilution normovolémique aiguë à 70 g/L d'Hb, la ventilation à FiO2 1.0 augmente le contenu artériel en O2 de 8 à 10 mL/dL et permet le retour à un débit cardiaque normal, alors que celui-ci est augmenté de 27% lorsque la FiO2 est de 0.21 et l'Hb de 70 g/L [6]. Une augmentation de la FiO2 à 1.0 fait donc partie intégrante de la prise en charge de l'anémie aiguë.
La lutte contre l'hypothermie est le deuxième point important en peropératoire. La coagulopathie et la dysfonction plaquettaire apparaissent déjà à T° ≤ 35°C ; elles augmentent les pertes sanguines et le taux de transfusion. La dysfonction plaquettaire hypothermique est réversible lors du retour à la normothermie [19]. Une chute de 1°C augmente les pertes sanguines d'environ 16% et le risque de transfusion de 22%, parce que la génération de thrombine ne fonctionne efficacement qu'à 37°C [13]. Une anesthésie profonde abaisse la demande en O2 par sympathicolyse. La curarisation permet de diminuer la consommation d'O2 d'environ 10-30%, ce qui se traduit par une élévation de la SvO2 de 5-10% [7].
Si les transfusions sont volontairement limitées, le volume sanguin doit cependant être préservé. La normovolémie doit être maintenue avec des solutions cristalloïdes et/ou colloïdes, sans pour autant aggraver l’hémodilution. Les colloïdes, en particulier, sont responsables d’une diminution d’activité des facteurs VIII et von Willebrand et d’un abaissement de l’adhésivité plaquettaire [15,17]. Les HES sont déconseillés, notamment en cas d'insuffisance rénale. Les données actuelles sont insuffisantes pour démontrer que la gestion dirigée des perfusions (goal-directed therapy) diminue le taux de transfusions (voir Chapitre 4, Besoins liquidiens) [12]. Par contre, la limitation de l'hémodilution et le maintien d'un hématocrite satisfaisant (> 24% en CEC) réduisent significativement le nombre de poches de sang administrées [1,18].
L'activité anesthésique doit surtout être gérée par une stratégie intégrée d'épargne sanguine (voir Tableau 28.3) et par des algorithmes pré-établis pour la gestion des transfusions et de la coagulation (voir Figure 28.12). La préservation sanguine est d'autant meilleure que l'on se préoccupe plus tôt de l'analyse de la coagulation au cours d'une hémorragie, que ce soit au déchoquage ou en salle d'opération: TP, TPT, fibrinogène, thrombocytes et ROTEM™ font partie des examens initiaux au même titre que l'hémoglobine et la gazométrie [23].
Postopératoire
La retransfusion des drainages de sang médiastinal est possible à la condition de disposer d’un système de lavage (Cell-Saver™, CardioPAT™) permettant de réduire le taux d’embols lipidiques, de cytokines inflammatoires et de débris cellulaires. La retransfusion directe du sang des drains thoraciques est excessivement dangereuse [4].
Les contraintes peropératoires ne doivent pas conduire à une cécité concernant les besoins de la convalescence. L'anémie (Hb < 70 g/L) entraîne une fatigue, une faiblesse musculaire et une baisse des performances physiques qui gênent considérablement la physiothérapie et le rétablissement du malade. En dessous de 60 g/L, le malade se sent somnolent et dépressif [20]. Une diminution de 15% de l'Hb abaisse la VO2 maximale de 15% et les performances physiques de 30% [2]. L'administration d'EPO est utile pour accélérer la convalescence si le patient est anémique et épuisé. Ceci est particulièrement important chez les patients âgés ou chez ceux qui présentent des comorbidités importantes. Leur rétablissement est très ralenti parce que leur synthèse de l'Hb est faible alors que leurs besoins sont élevés. Le risque de problèmes respiratoires et de retard de mobilisation avec séquelles permanentes est aggravé. Lors de fracture de hanche, par exemple, un protocole de transfusion libéral améliore la réhabilitation [5]. Chez les patients de plus de 65 ans, on a trouvé une augmentation de 1.6% des risques de complications postopératoires par pourcentage d’Ht préopératoire en dessous de 38% [21]. Au-delà de 65 ans, la transfusion diminue la mortalité postopératoire de 40% lorsque l’Ht est < 24% et de 60% lorsque la perte de sang est > 500 mL ; en-dehors de ces critères, elle augmente la mortalité de 30% [22]. Elle s’applique donc aux patients anémiques (Hb < 70 g/L), car on ne gagne rien à dépasser une valeur d'Hb de 90-100 g/L [14].
Comparé à la gestion traditionnelle, la mise en place d’un programme global d’épargne sanguine comprenant un seuil de transfusion restrictif (Hb < 70 g/L) et une série de mesures périopératoires (correction de l’anémie préopératoire, hémodilution et autotransfusion peropératoires, hémostase soigneuse, antifibrinolytiques, monitorage de la coagulation, restriction des prélèvements de sang) divise par quatre le taux de transfusion (10.6% des patients au lieu de 42.5%) et par trois la mortalité (0.8% au lieu de 2.5%) [11,23]. Outre l'hémorragie chirurgicale secondaire, la période postopératoire est caractérisée par des pertes sanguines importantes dans les échantillons de sang prélevés pour les divers examens. Après un cas de routine en chirurgie cardiaque, les divers tests pratiqués consomment 454 mL de sang, et 14 jours de surveillance intensive entraînent une perte sanguine d'un litre uniquement en examens de laboratoire [8,23]. Il est donc impératif de limiter les examens de routine et de procéder autant que possible à des micro-échantillonnages.
Epargne sanguine : techniques d’anesthésie |
Normothermie peropératoire
Ventilation à FiO2 1.0
Curarisation et anesthésie profondes
Augmentation du DC (catécholamines)
Récupération sanguine (Cell-Saver™)
Seuil de transfusion à Hb 70-80 g/L
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© CHASSOT PG, MARCUCCI C, SPAHN DR. Juin 2011; dernière mise à jour, Novembre 2018
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28 Transfusions et stratégies d'épargne sanguine en anesthésie cardiaque
- 28.1 Introduction
- 28.2 La transfusion sanguine
- 28.2.1 La transfusion
- 28.2.2 Risques liés à l'administration de produits sanguins
- 28.2.3 Effets de la durée de conservation du sang
- 28.2.4 Impact clinique de la transfusion
- 28.2.5 Risques liés à la déplétion érythrocytaire
- 28.2.6 Critères de transfusion
- 28.2.7 Transfusion massive
- 28.2.8 Transfusion de produits dérivés
- 28.3 Stratégies globales de la gestion du sang
- 28.4 Cas particulier : témoins de Jeovah
- 28.5 Conclusions