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Choix de la technique d'anesthésie 

Les différentes cardiopathies que l'on rencontre en clinique peuvent être schématiquement réparties entre deux catégories situées aux extrémités de l'éventail.
 
  • Cas complexes à risque opératoire élevé (ASA IV): 
    • Patient âgé (≥ 75 ans);
    • Patient hémodynamiquement instable, choc cardiogène, contrepulsion aortique;
    • Ischémie sévère: angor instable, CIV post-infarctus, anévrysme important de la paroi ventriculaire;
    • Valvulopathie décompensée, polyvalvulopathie sévère;
    • Défaillance ventriculaire gauche (FE < 0.35 sans β-blocage) ou dilatation du VG (Dtd > 4.0 cm/m2, Dts > 2.5 cm/m2);
    • Défaillance ventriculaire droite, hypertension artérielle pulmonaire (PAPmoy > 35 mmHg);
    • Mise en place d'assistance circulatoire;
    • Chirurgie étendue de l'aorte thoracique;
    • CEC longue ou sous hypothermie profonde (< 25°C), arrêt circulatoire;
    • Affection médicale grave (insuffisance rénale dialysée, BPCO sévère, etc).
 
  • Cas  simples  (ASA II): 
    • Patient de moins de 65 ans en bon état général;
    • Fraction d'éjection > 0.5 (ou > 0.4 en cas de β-bloquage), pas de remodelage ventriculaire, PAP normale;
    • Ischémie stable: angor I-II, nombre de pontages prévus < 4;
    • Cardiopathie simple sans retentissement significatif sur la fonction ni la géométrie ventriculaires (CIA, FOP);
    • Durée de CEC < 100 minutes, clampage aortique < 90 minutes, température maintenue ≥ 32° C en CEC;
    • Intervention élective;
    • Absence de comorbidité.
La majorité des patients se situe entre ces extrêmes. Quelques remarques s'imposent avant de décrire les principales techniques d'anesthésie cardiaque. 
 
  • Un protocole unique pour tous les patients ne permet pas une gestion adéquate de la multiplicité des situations que l'on rencontre. 
  • La connaissance des contraintes hémodynamiques et cardiologiques de chaque cas est la base à partir de laquelle on peut choisir la tactique optimale.
  • Dans les cas compensés, la marge de manœuvre est grande; presque n'importe quelle technique d'anesthésie peut convenir, si elle est correctement utilisée.
  • Dans les cas à haut risque, la marge de sécurité est très réduite; le moindre faux-pas peut entrainer la catastrophe. La gestion peropératoire demande une technique très précise, un savoir-faire étendu et beaucoup d'anticipation.
  • N'importe quel cas simple peut se compliquer à la faveur d'un événement inattendu et devenir aussi difficile à gérer qu'un cas lourd. 
  • Dans les services d'enseignement, de nombreux intervenants n'ont pas une expérience clinique suffisante pour apprécier les risques; de ce fait, il est prudent d'y recommander les attitudes qui offrent la plus grande marge de sécurité.
  • Des protocoles institutionnels et des algorithmes de panne offrent des schémas simples pour les situations de stress comme une sortie de pompe difficile, une défaillance ventriculaire, une hémorragie incoercible ou une hypoxémie réfractaire. Ces checklists sont plus fiables que la mémoire et empêchent d’oublier un diagnostic différentiel ou une manœuvre importante.
La manière de faire proposée ici est de choisir entre quatre solutions différentes en fonction de la gravité du cas, et d'adapter la technique aux contraintes hémodynamiques prépondérantes du malade (Tableau 4.8). Ces catégories ne sont pas cloisonnées, et de multiples combinaisons sont possibles. C'est en dernier ressort le jugement clinique de l'anesthésiste qui oriente le choix entre ces différentes catégories. Bien qu'il ne soit guère fiable, le BIS™ est le seul instrument d'usage courant dont on dispose pour évaluer la profondeur de l'anesthésie.

 
Cas complexes (ASA IV)
 
La précarité de ces patients demande une stabilité hémodynamique peropératoire qui prime sur les considérations postopératoires. L'anesthésie est basée sur de hautes doses d'opiacés (type stress-free). L'extubation est tardive (> 12 heures), car ces patients bénéficient de la ventilation en pression positive (défaillance ventriculaire gauche, stase pulmonaire).
 
  • Sédation pour l'équipement: midazolam 0.03-0.05 mcg/kg.
  • Induction à l'étomidate (0.2-0.3 mg/kg) et fentanyl 3-5 mcg/kg.
  • Entretien avec fentanyl (dose totale 20-50 mcg/kg) ou sufentanil (0.2-1.0 mcg/kg/h).
  • Sommeil assuré par isoflurane ou sevoflurane (environ 1 MAC), ou par du propofol (5 mg/kg/h, concentration visée: 1.5-3 ng/mL) ; alternative: midazolam 5-15 mg en CEC ou perfusion 1.5-2.0 mcg/kg/h.
Le monitorage est de type invasif: ETO, voie centrale multilumière et cathéter artériel pulmonaire, SvO2, saturation cérébrale en oxygène (ScO2), double cathéter artériel selon les cas (aorte thoracique, transplantation, assistance ventriculaire, pathologies complexes). Chez les coronariens, la préférence est donnée aux halogénés en continu pour pouvoir bénéficier du préconditionnement. La saturation cérébrale en O2 informe en temps réel sur la perfusion tissulaire. La  valeur normale de la ScO2 est de 60-75%. Une baisse de 20 points ou plus traduit une inadéquation du DO2 [3,9]. 
 
Cas intermédiaires (ASA III)
 
Les critères de stabilité peropératoire (hémodynamique et ischémique) peuvent composer avec les conditions postopératoires. L'extubation a lieu dans les 4 - 8 heures postopératoires.
 
  • Sédation pour l'équipement: midazolam 0.03-0.05 mcg/kg.
  • Induction à l'étomidate (induction rapide : 0.2-0.3 mg/kg), ou au propofol (induction lente : 0.5-1.0 mg/kg à raison de 30-40 mg/10 secondes); fentanyl 3-5 mcg/kg.
  • Entretien avec fentanyl (dose totale 20-30 mcg/kg) ou sufentanil (0.5-1.5 mcg/kg/h).
  • Alternative : fentanyl 1’000-1'500 mcg jusqu’à l’ouverture sternale, puis perfusion de rémifentanil (0.2-1.0 mcg/kg/min).
  • Sommeil assuré par du propofol (5-10 mg/kg/h, concentration visée: 1.5-3 ng/mL), ou du sevoflurane/isoflurane chez les coronariens (environ 1 MAC).
Chez les coronariens, la préférence est donnée aux halogénés plutôt qu'au propofol pour pouvoir bénéficier du préconditionnement et de leur effet protecteur contre les dégâts cellulaires de l’ischémie/reperfusion myocardique [5]. Le monitorage est adapté aux contraintes du cas; le cathéter artériel pulmonaire est recommandé en cas de surcharge pulmonaire (insuffisance VG, valvulopathie mitrale, hypervolémie), d'insuffisance du VD ou d'HTAP, et de situation hémodynamique instable (exemple: cœur battant); le PiCCO peut être une alternative pour la mesure du volume systolique et de la précharge (volume sanguin intrathoracique, Vtd global, eau pulmonaire extravasculaire). Le monitorage de la ScO2 de chaque hémisphère est recommandé en cas de sténose carotidienne ou de chirurgie de l'aorte thoracique, mais il est toujours pertinent pour évaluer la perfusion tissulaire.
 
Cas simples (ASA II ou III)
 
L'absence de pathologie médicale sérieuse et le bon pronostic postopératoire permettent de se contenter de doses modestes d'opiacés, en assurant l'anesthésie par un gaz ou du propofol. L'extubation est rapide (< 4 heures postopératoires) [5].
 
  • Induction au propofol (1.0-2.0 mg/kg lent) ; en AIVOC, la valeur-cible est 2-4 ng/mL à l’induction et 1.5-4 ng/mL pour l’entretien.
  • Fentanyl ≤ 20 mcg/kg, sufentanil ≤ 15 mcg/kg (perfusion 0.5-1.0 mcg/kg/h).
  • Alternative : fentanyl 500-1'000 mcg jusqu’à l’ouverture sternale, puis perfusion de rémifentanil (0.2-1.0 mcg/kg/min).
  • Sommeil: isoflurane ou sevoflurane (environ 1 MAC) en cas de revascularisation coronarienne, ou propofol (5-10 mg/kg/heure, valeur-cible 1.5-4 ng/mL) si chirurgie non-coronarienne.
  • Pas de midazolam.
L'équipement est peu invasif: cathéter artériel et voie veineuse centrale (2-lumières), ETO.
 
Cas en circuit rapide (fast-track)
 
Lorsque les conditions requises sont remplies (voir Tableau 4.19), la technique d'anesthésie est adaptée à un réveil rapide et à une extubation dans la première heure postopératoire (pour autant que les critères d’extubation soient remplis). 
 
  • Induction au propofol (1.0-2.0 mg/kg lent) ; en AIVOC, la valeur-cible est 2-4 ng/mL ; maintien au propofol (5-10 mg/kg/heure ; valeur-cible : 1.5-4 ng/mL).
  • Induction au propofol et maintien au sevoflurane ou à l’isoflurane (≥ 1 MAC) en cas de revascularisation coronarienne.
  • Analgésie (doses cumulatives): fentanyl < 15 mcg/kg, sufentanil < 10 mcg/kg ou rémifentanil en perfusion (0.2 – 1.0 mcg/kg/min).
  • Alternative: rachi-analgésie (sufentanil-morphine) ou péridurale (bupivacaïne-fentanyl) (voir Anesthésie loco-régionale).
  • Curare (administré à la demande): rocuronium (0.6-1.0 mg/kg, entretien 0.1 mg/kg/dose), cisatracurium (0.1-0.4 mg/kg, entretien 0.03 mg/kg/dose).
  • Pas de midazolam ni de morphine.
L'équipement est peu invasif: cathéter artériel et voie veineuse centrale (2-lumières), ETO. La CEC est normotherme (≥ 34°C) et dure < 100 minutes; le réchauffement est complet au sortir de salle d'opération (≥ 36.5°C). Le circuit rapide présuppose une infrastructure hospitalière adaptée: passage rapide en unité de surveillance intensive postopératoire, transfert accéléré en chambre, séjour hospitalier inférieur à 1 semaine [4]. 
 
Revascularisation coronarienne
 
Que ce soit en CEC ou à cœur battant, les bénéfices potentiels du préconditionnement et du postconditionnement par les halogénés incitent à recommander l'isoflurane ou le sevoflurane comme agent d'anesthésie chez tous les coronariens [1,5, 6,7,10,11,12], même si l'impact clinique sur la morbi-mortalité n'est pas évident [8]. Comme il augmente les résistances vasculaires pulmonaires, le desflurane n’est pas l’agent idéal pour l'anesthésie cardiaque. L'halogéné est administré en continu à environ 1 MAC pendant toute l'intervention, y compris pendant la CEC [2]. Autant que possible, cette concentration est maintenue constante, éventuellement augmentée pendant les phases très stimulantes (incision, sternotomie, ouverture de l'écarteur sternal, refroidissement, relâchement de l'écarteur, mise en place des fils métalliques). Dès le transfert, la sédation postopératoire s'effectue avec de la dexmédétomidine ou du propofol, les ventilateurs de soins intensifs disposant rarement de vaporisateurs pour halogénés.
 
Chez les coronariens, deux tendances actuelles restreignent l'accès de l'artère radiale pour le monitorage: celle des cardiologues de canuler la radiale pour la coronarographie et l'angioplastie, et celle des chirurgiens de prélever un greffon artériel au membre supérieur pour un pontage aorto-coronarien. Il est donc plus judicieux pour l'anesthésiste de placer le cathéter artériel en voie fémorale.
 
 
Choix de la technique d’anesthésie
La nécessité d’assurer le sommeil, l’analgésie et l’immobilité quelles que soient les conditions hémodynamiques oblige à utiliser un agent d’anesthésie en continu, un opiacé en fonction des stimulations douloureuses, et un curare. L’éventail des substances à disposition et le choix du monitorage permettent d’adapter la technique d’anesthésie à l’individualité hémodynamique de chaque patient.


© CHASSOT PG, BETTEX D, MARCUCCI C, Septembre 2010, dernière mise à jour, Septembre 2019
 

Références
 
  1. DE HERT SG, CROMHEECKE S, TEN BROECKE PW, et al. Effects of propofol, desflurane and sevoflurane on recovery of myocardial function after coronory surgery in elderly high-risk patients. Anesthesiology 2003; 99:314-23 
  2. DE HERT S, VAN DER LINDEN PJ, CROMHEECKE S, et al. Cardioprotective properties of sevoflurane in patients undergoing coronary surgery with cardiopulmonary bypass are related to the modalities of its administration. Anesthesiology 2004; 101:299-310
  3. DENAULT AY, DESCHAMPS A, MURKIN JM. A proposed algorithm for the intraoperative use of cerebral near-infrared spectroscopy. Semin Cardiothorac Vasc Anesth 2007; 11:274-81
  4. ENDER J, BORGER MA, SCHOLZ M, et al. Cardiac surgery fast-track treatment in a postanesthetic care unit.     Anesthesiology 2008; 109:61-6
  5. HILLIS LD, SMITH PK, ANDERSON JL, et al. 2011 ACCF/AHA Guideline for coronary artery bypass graft surgery: Executive summary. Anesth Analg 2012; 114:11-45
  6. LANDONI G, BIONDI-ZOCCAI GGL, ZANGRILLO A, et al. Desflurane and sevoflurane in cardiac surgery: A meta-analysis of randomized clinical rials. J Cardiothorac Vasc Anesth 2007; 21:502-11
  7. LANDONI G, GRECO T, BIONI-ZOCCAI G, et al. Anaesthetic drugs and survival: a Bayesian network meta-analysis of randomized trials in cardiac surgery. Br J Anaesth 2013; 886-96
  8. LANDONI G, LOMIVOROTOV VV, NIGRO NETO C, et al. Volatile anesthetics versus total intravenous anesthesia for cardiac surgery. N Engl J Med 2019; 380:1214-25
  9. MURKIN JM, ADAMS SJ, NOVICK RJ, et al. Monitoring brain oxygen saturation during coronary bypass surgery: a randomized, prospective study. Anesth Analg 2007; 104:51-8
  10. PAC-SOO CK, MATHEW H, MA D. Ischaemic conditioning strategies reduce ischaemia/reperfusion-induced organ injury. Br J Anaesth 2015; 114:204-16
  11. SYMONS JA, MYLES PS. Myocardial protection with volatile anaesthetic agents during coronary artery bypass surgery: a meta-analysis. Br J Anaesth 2006; 97:127-36
  12. THIELMANN M, KOTTENBERG E, KLEINBONGARD P, et al. Cardioprotective and pronostic effects of remote ischaemic preconditioning in patients undergoing coronary artery bypass surgery: a single-centre randomised, double-blind, controlled trial. Lancet 2013; 382:597-604
 
04. Spécificités de l'anesthésie pour la chirurgie cardiaque