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Traitement cardio-vasculaire et grossesse

Tout traitement médical pendant une grossesse est affecté par deux phénomènes: les modifications physiologiques qui surviennent chez la mère et la toxicité potentielle des substances pour le fœtus.  
 
Pharmacocinétique de la femme enceinte
 
Les altérations circulatoires et organiques liées à la grossesse modifient substantiellement la pharmacocinétique des médicaments [7].
 
  • L’augmentation du volume plasmatique élève le volume de distribution (Vd) des substances et baisse la pression osmotique par hémodilution. 
  • L’hypoprotéinémie et l'hypoalbuminémie qui en résultent diminuent la fixation protéique des substances; la fraction libre des molécules très liées aux protéines (propofol, fentanils, thiopental, etomidate, digoxine) est plus importante, donc leur risque de toxicité augmente.
  • L'augmentation du flux plasmatique rénal (environ 80%) augmente la vitesse d’élimination (clairance) des substances; la demi-vie des médicaments à élimination rénale se raccourcit (aténolol, sotalol, héparines de bas poids moléculaire, furosémide, digoxine).
  • L'activité d'enzymes hépatiques comme le CYP2D6 ou le CYP3A4 s'élève considérablement, ce qui oblige à augmenter le dosage des substances que ces enzymes métabolisent, tels le métoprolol, le labétalol ou les bloqueurs calciques (nifédipine). Les médicaments à haute extraction hépatique (propofol, fentanils, midazolam) agissent moins longtemps. 
  • Le retard de la vidange gastrique et le ralentissement du transit intestinal allongent le délai jusqu'au pic d'action des médicaments oraux.
 
Foetotoxicité
 
La période la plus dangereuse est le premier trimestre, pendant lequel a lieu l'essentiel de l'organogenèse. Une trentaine de substances ont été identifiées comme tératogènes chez l'homme aux doses thérapeutiques [5]. Pour les médicaments récents, les données viennent essentiellement de l'expérimentation animale, donc la plus grande prudence est de mise. La FDA avait mis au point une classification en 5 catégories (A, B, C, D et X) allant du plus sûr (A) au contre-indiqué (X). Les agents cardio-vasculaires sont pour moitié dans la catégorie C (risque embryonnaire chez l'animal, pas de preuves chez l'homme), pour un quart dans la catégorie B (pas de risque chez l'animal, mais pas d'études suffisantes chez l'homme), et pour le reste dans les classes D (risque significatif chez l'homme) et X; aucun ne figure dans la catégorie A (Tableau 22.4) [8,10]. Les agents utilisés en anesthésie sont mentionnés dans le Tableau 22.7 [3]. Bien qu'elle soit pratique, cette classification a été abandonnée en décembre 2014 et remplacée par la description obligatoire pour chaque médicament de ses risques pendant la grossesse et l'allaitement. 

 

 
Médicaments cardiovasculaires
 
L'analyse des effets des médicaments cardiovasculaires sur le fœtus est biaisé par le fait que les cardiopathies maternelles sont elles-mêmes une cause importante de retard de croissance intra-utérine, de naissance avec un déficit staturo-pondéral et d'abortus [3,7]. 
 
  • Antihypertenseurs.
    • Méthyldopa (Aldomet®): substance de première intention dans l'hypertension gravidique.
    • β-bloqueurs: considérés comme sûrs du poids de vue malformatif, mais associés à des retards de croissance et des effets directs sur le fœtus (hypoglycémie, hypotension, bradycardie); ils augmentent le tonus utérin. Substances de préférence: labétalol (Trandate®), métroprolol (Belok®, Lopresor®, MetoZerok®), sotalol (Sotalol®).
    • Hydralazine (Apresoline®): considérée comme sûre.
    • Bloqueurs calciques: vérapamil (Isoptin®, Flamon®) et nifédipine (Adalat®) sont sûrs pour le fœtus mais ont un effet tocolytique; le diltiazem (Dilzem®)est contre-indiqué. Tous ont un effet tocolytique.
    • Nitroglycérine: baisse du retour veineux et atonie utérine.
    • Nitroprussiate (Nipruss®): risque accru de toxicité pour la mère et l'enfant.
    • Inhibiteurs de l'enzyme de conversion (IEC) et antagonistes du récepteur de l'angiotensine (ARA): tératogènes et contre-indiqués ; taux de complications fœtales: 48-87%) [2].
  • Anti-arythmiques:
    • Adénosine (Krénosin®), procaïnamide (Pronestyl®), flécaïnide (Tambocor®), lidocaïne ne sont pas tératogènes.
    • Amiodarone (Cordarone®): peut induire un hypothyroïdisme néonatal, une dysfonction rénale et différentes anomalies neurologiques; elle n'est utilisable qu'en cas d'arythmie réfractaire aux autres thérapies ou en réanimation [6,11]. 
    • Disopyramide (Isorythm®, Rythmodan®): peut causer des contractions utérines.
  • Agents inotropes: les catécholamines provoquent une tachycardie chez le fœtus; leur effet alpha, dont seule la dobutamine est dépourvue, provoque une vasoconstriction utéro-placentaire et diminue le débit sanguin pour le foetus. Le levosimendan (Simdax®) est une option efficace et sans risque pour la grossesse [8].
  • Diurétiques: le furosémide (Lasix®) et l'hydrochlorothiazide (Moduretic®, Esidrex®) ne sont pas tératogènes mais responsables d'hydramnios. La spironolactone (Aldactone®, Lasilacton®) cause des féminisations chez l'animal et n'est pas utilisable chez l'homme. 
  • Digitale: la digoxine n'est pas dangereuse, mais l'intoxication digitalique conduit à des abortus et des morts fœtales. 
  • Anticoagulants et antiplaquettaires [1,8,12].
    • Agents antivitamine K: tératogènes pendant le 1er trimestre, liés à des abortus ensuite.
    • Héparine non-fractionnée: sans risque.
    • Héparine de bas poids moléculaire: sans risque, efficace si activité anti-Xa suffisante (dosage).
    • Argatroban: non embryotoxique.
    • Fondaparinux: faible passage transplacentaire; apparemment sûr.
    • Nouveaux anticoagulants oraux (dabigatran, tous les xabans): contre-indiqués.
    • Aspirine: sans risque si dose < 200 mg/j.
    • Clopidogrel: sans risque, mais stop 5 jours avant ALR rachidienne.
    • Prasugrel, ticagrelor: déconseillés.
  • Statines: leur innocuité n'est pas prouvée; elles ne sont pas recommandées pendant la grossesse et l'allaitement [8].
Certaines substances ont une indication obstétricale mais peuvent avoir des interférences avec la cardiopathie de la mère. 
 
  • Tocolytiques: la chirurgie pendant la grossesse peut déclencher des contractions qu'il s'agit d'interrompre, mais les agents tocolytiques ont des effets hémodynamiques qui peuvent être problématiques selon le type de cardiopathie [8].
    • Les β2-agonistes comme l'hexoprénaline (Gynipral®) provoquent une tachycardie, des arythmies et une baisse des résistances artérielles systémiques.
    • La nifédipine (Adalat®) est utilisable, mais avec un risque d'hypotension artérielle.
    • Le magnésium baisse les RAP et les RAS de manière peu importante. 
    • Les inhibiteurs des prostaglandines prolongent le temps de saignement.
    • L'atosiban (Tractocile®) bloque les récepteurs à l'ocytocine; malgré son prix élevé, il est le premier choix chez les mères souffrant de cardiopathie car il est sans effet circulatoire significatif. 
  • Utérotoniques: pour corriger l’atonie utérine après délivrance, certains médicaments augmentent le tonue utérin et participent aisni à l’hémostase.
    • L’oxytocine (Syntocinon®) provoque une vasodilatation systémique, une tachycardie réflexe, une augmentation du débit cardiaque et une vasoconstriction coronarienne et pulmonaire potentiellement dangereuses dans de nombreuses cardiopathies.
    • Le misoprostol (Cytotec®, Misodel®) est un analogue de la prostaglandine E1 qui peut renforcer l'action hémostatique de l'oxytocine et permet d'en diminuer le dosage [7].
    • La prostaglandine E2 (dinoprostone, Prostin E2®) et la méthylergonovine (Methergine®) sont contre-indiquées à cause de leurs effets hémodynamiques trop importants [8].
    • Ces substances doivent être utilisées en perfusion lente et jamais en bolus chez les femmes souffrant de problèmes cardiologiques (oxytocine < 2 UI/min) [9].
Anticoagulation
 
Il arrive qu'une anticoagulation soit indiquée chez des femmes enceintes souffrant de fibrillation auriculaire, de valvulopathie (native ou prothétique), de cardiopathie congénitale, l'hypertension pulmonaire ou de malade thrombo-embolique. Leur situation est aggravée par l'état d'hypercoagulabilité de la grossesse et par un risque thrombo-embolique majoré [1,8,12].
 
  • Les agents anti-vitamine K (AVK) passent la barrière placentaire et sont tératogènes pendant le premier trimestre; ils sont donc contre-indiqués en début de grossesse (taux d'embryopathie: 6%). Pendant les deuxième et troisième trimestres, ils sont associés à des abortus de manière proportionnelle au dosage nécessaire à obtenir l'INR désiré. En cas d'accouchement par voie basse, il existe un risque prononcé d'hémorragie cérébrale chez le nouveau-né. Il est donc préférable d'y renoncer globalement. Toutefois, il est possible de continuer l'AVK jusqu'à la 36ème semaine si la dose nécessaire à maintenir l'INR recherché reste basse (acénocoumarol < 2 mg, phenprocoumone < 3 mg, warfarine < 5 mg). L'accouchement par voie basse est contre-indiqué sous AVK à cause du risque d'hémorragie intracrânienne chez le nouveau-né [8]. Alors qu'elle renverse l'effet des AVK chez la mère, la vitamine K n'a pas d'action prouvée chez le fœtus. 
  • Les héparines ne passent pas la barrière placentaire et ne sont associées à aucune pathologie fœtale. Un régime thérapeutique d'héparine à bas poids moléculaire (HBPM) est le traitement recommandé chez la femme enceinte, en visant un taux d'activité anti-Xa de 0.8-1.2 UI/mL au pic d'activité et ≥ 0.5 de UI/mL au nadir (dosage en fonction du poids corporel). Un test de coagulation est pratiqué une fois par semaine. L'héparine non-fractionnée (HNF) impose une perfusion continue et n'est pas plus efficace.
  • En cas de haut risque thrombo-embolique, l'HBPM est remplacée par l'HNF 36 heures avant l'accouchement puis stoppée 4-6 heures avant la délivrance; l'aPTT doit être normal pour pratiquer une anesthésie loco-régionale. Si le risque embolique est faible, l'HBPM est stoppée 24 heures avant la procédure [8].
  • Les inhibiteurs directs de la thrombine comme l'argatroban ne sont pas embryotoxiques.
  • Le fondaparinux passe modestement la barrière placentaire mais n'est pas associé à des embryopathies ni à des complications gravidiques; l'expérience est faible mais il semble sûr.
  • Les nouveaux anticoagulants oraux (dabigatran et xabans) sont tératogènes chez l'animal; en l'absence d'études chez l'homme, ils sont contre-indiqués en cours de grossesse et d'allaitement. 
  • L'aspirine à bas dosage (100-200 mg/j) n'est pas associée à des complications hémorragiques, placentaires ou fœtales. A dose élevée pendant le 3ème trimestre, elle peut occasionner une fermeture prématurée du canal artériel. 
  • Le clopidogrel n'est pas associé à des complications ni à des embryopathies chez le fœtus, mais il est une source d'hémorragie s'il n'est pas stoppé suffisamment tôt avant l'accouchement. En obstétrique, il est recommandé de l'interrompre 5 jours pour pouvoir pratiquer une anesthésie loco-régionale rachidienne. 
  • Les anti-IIb/IIIa, le prasugrel et le ticagrelor sont déconseillés (manque de données).
Les prothèses valvulaires mécaniques, particulièrement en position mitrale, posent un grave problème dans le milieu hypercoagulable de la grossesse, car les HBPM offrent une protection insuffisante contre leur thrombose (taux ≥ 9%) [13]. Seuls les AVK permettent de maintenir un taux de thrombose de 0-4% [4]. Les recommandations actuelles optent pour une attitude mixte [1,6,8,11]. 
 
  • Pendant le 1er trimestre, HBPM en visant une activité anti-Xa de 0.8-1.5 UI/mL au pic d'activité et ≥ 0.7 de UI/mL au nadir. AVK possible si une dose faible suffit à maintenir l'INR dans les limites recherchées: < 2 mg acénocoumarol (Sintrom®), < 3 mg phenprocoumone (Marcoumar®), < 5 mg warfarine (Coumadine®); les AVK sont privilégiés en cas de prothèse mécanique mitrale. 
  • AVK pendant le 2ème et le 3ème trimestre, malgré le risque d'abortus.
  • Addition d'aspirine (100 mg/j) tout au long de la grossesse.
  • Péripartum: passage à une HBPM ou à de l'HNF. 
Les valves mécaniques en position aortique réclament un INR moins élevé qu'en position mitrale (INR 2.0-2.5 au lieu de 3.0-3.5). D'autre part, l'aspirine suffit à protéger les bioprothèses au-delà des 3 premiers mois après le remplacement valvulaire pendant lesquels les patientes sont anticoagulées [1].
 
L'anticoagulation pose évidemment de graves problèmes au moment de l'accouchement pour pouvoir procéder à une anesthésie rachidienne (voir Chapitre 8, Gestion périopératoire). Les AVK doivent être stoppés au minimum 5-10 jours auparavant, et la substitution réalisée avec une HBPM à dose thérapeutique (stop 24 heures préopératoires) ou de l'héparine non-fractionnée en perfusion (stop 4-6 heures préop) (voir Chapitre 8, Substitution). Certains centres remplacent l'AVK par une héparine dès la fin du 8ème mois [12].
 
 
 
Traitement médicamenteux et grossesse
Modifications pharmacocinétiques liées à la grossesse:
    - Augmentation du volume de distribution par augmentation du volume plasmatique
    - Hypoprotéinémie par hémodilution, augmentation de la fraction libre des substances fortement liées aux protéines et à l'albumine
    - Augmentation de la vitesse d'élimination rénale par augmentation du flux plasmatique rénal
    - Augmentation du catabolisme hépatique des substances à forte extraction hépatique
    - Retard du pic d'effet pour les médicaments oraux par ralentissement du transit
 
Médicaments cardiovasculaires considérés comme "sûrs" (non tératogène):
    - β-bloqueurs (metoprolol, labetalol)
    - Méthyldopa
    - Bloqueurs calciques (verapamil, nifédipine)
    - Antiarythmiques: procaïnamide, flécaïnide; amiodarone: risque fœtaux importants
    - Diurétiques: furosémide, hydrochlorothiazide
    - Digoxine
Les IEC et les ARA sont tératogènes.
 
Anticoagulation:
    - Agents antivitamine K: tératogènes pendant le 1er trimestre, liés à des abortus ensuite
    - Héparine de bas poids moléculaire: sans risque, efficace si activité anti-Xa suffisante (dosage)
    - Argatroban: non embryotoxique
    - Fondaparinux: données provisoires, apparemment sûr
    - Nouveaux anticoagulants oraux (dabigatran, xabans): contre-indiqués
    - Aspirine: sans risque si dose < 200 mg/j
    - Clopidogrel: sans risque, mais stop 5 jours prépartum pour ALR rachidienne
    - Anti-IIb/IIIa, prasugrel, ticagrelor: déconseillés


© CHASSOT PG, THORIN D, NEFF R, Octobre 2005, dernière mise à jour, Novembre 2019
 
 
Références
 
  1. ALSHAWABKEH L, ECONOMY KE, VALENTE AM. Anticoagulation during pregnancy. Evolving strategies with a focus on mechanical valves. J Am Coll Cardiol 2016; 68:1804-13
  2. BULLO M, TSCHUMI S, BUCHER BS. Pregnancy outcome following exposure to angiotensin converting enzyme inhibitors or angiotensin receptor antagonists: a systematic review. Hypertension 2012; 60:444-50
  3. CHANDRASEKHAR S, COOK CR, COLLARD CD. Cardiac surgery in the parturient. Anesth Analg 2009; 108:777-85
  4. HASSOUNA A, ALLAM H. Limited dose warfarin throughout pregnancy in patients with mechanical heart valve prosthesis: a meta-analysis. Interact Cardiovasc Thorac Surg 2014; 18:797-806
  5. KOREN G, PASTUSZAK A, ITO S. Drugs in pregnancy. N Engl J Med 1998; 338:1128-37
  6. NISHIMURA RA, OTTO CM, BONOW RO, et al. 2014 AHA/ACC Guideline for the management of patients with valvular heart disease. Circulation 2014; 129:e521-e643
  7. PIEPER PG. Use of medication for cardiovascular disease during pregnancy. Nat Rev Cardiol 2015; 12:718-29
  8. REGITZ-ZAGROSEK V, LUNDQVIST CB, BORGHI C, et al. 1018 ESC Guidelines on the management of cardiovascular diseases during pregnancy. Eur Heart J 2018; 39:3165-241
  9. REX S, DEVROE S. Anesthesia for pregnant women with pulmonary hypertension. Curr Opin Anaesthesiol 2016; 29:273-81
  10. ROTH A, ELKAYAM U. Acute myocardial infarction associated with pregnancy. J Am Coll Cardiol 2008; 52:171-80
  11. VAHANIAN A, ALFIERI O, ANDREOTTI F, et al. Guidelines on the management of valvular heart disease (version 2012). The     joint task force on the management of valvular heart disease of the European Society of Cardiology and the European Association     for Cardio-Toracic Surgery. Eur Heart J 2012; 33:2451-96
  12. YARRINGTON CD, VALENTE AM, ECONOMY KE. Cardiovascular management in pregnancy. Antithrombotic agents and antiplatelet agents. Circulation 2015; 132:1354-64
  13. YINON Y, et al. Use of low molecular weight heparin in pregnant women with mechanical heart valves. Am J Cardiol 2009; 104:1259-63