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Technique d'anesthésie
La technique d'anesthésie est choisie en fonction de trois contraintes: la stabilité hémodynamique peropératoire, la haute prévalence de l'ischémie coronarienne, et le confort de la période postopératoire. Elle consiste en un opiacé (fentanyl, sufentanil) à doses permettant un réveil rapide, un curare (vecuronium, pancuronium, esmeron, cisatracurium), et un agent d'anesthésie assurant le sommeil. Le propofol a le défaut de diminuer la précharge et de bloquer la réponse tachycarde en cas d'hypovolémie [11] ; il n'offre pas de protection contre l'ischémie. Les halogénés, au contraire, ont un effet cardioprotecteur par leur action de préconditionnement, et sont particulièrement indiqués vu le risque ischémique [8,14]. L'isoflurane a un effet vasodilatateur artériel marqué, alors que le sevoflurane modifie moins les résistances artérielles systémiques. L'analgésie péridurale (niveau D8-D10) offre certainement la meilleure qualité de confort postopératoire, mais son utilisation en peropératoire aggrave souvent le déséquilibre hémodynamique (voir Anesthésie loco-régionale).
Le monitorage de ces patients est étendu: ECG avec surveillance du segment ST, mesure invasive de la pression artérielle par un cathéter radial (si possible du côté non dominant), voie veineuse centrale (PVC). Le cathéter pulmonaire de Swan-Ganz n'est indiqué que si le malade présente une défaillance ventriculaire grave (FE < 0.35) ou une affection pulmonaire invalidante (hypertension pulmonaire, BPCO sévère); il n’est nécessaire que pour les clampages supra-coeliaques. Pour la surveillance cardiaque, il peut être remplacé efficacement par l'échocardiographie transoesophagienne (ETO) en peropératoire. L'ETO permet de surveiller très étroitement la réaction ventriculaire au clampage (dilatation du VG, fraction d’éjection, durée d’éjection, surfaces télésystolique et télédiastolique, apparition d'une insuffisance mitrale,) et l'adéquation du remplissage (précharge), mais elle n'est pas un moyen efficace pour la surveillance de l'ischémie. En effet, elle n'est pertinente que pour les ischémies tronculaires transmurales qui se traduisent par une modification de la contractilité segmentaire, mais non pour les lésions sous-endocardiques qui ne se manifestent pas par des altérations de la fonction segmentaire. Or le clampage aortique et l'élévation de postcharge augmentent la tension de paroi ventriculaire et mettent précisément en danger la couche sous-endocardique la plus fragile. De ce fait, la valeur prédictive de l'ETO n'est que de 32% en chirurgie non-cardiaque alors qu'elle est de 88% dans le cadre de la chirurgie coronarienne [5]. Le système PiCCO™ est un bon moyen de mesurer le débit cardiaque et le volume systolique en continu, mais il n’est pas fiable lors des variations brusques de l’impédance aortique; il réclame un étalonnage à chaque clampage ou déclampage de l’aorte [4]. Pendant le clampage, d'autre part, les variations respiratoires de la pression artérielle ou du VS sont indépendantes du degré de remplissage et ne sont plus un signe interprétable d'hypovolémie [13].
L'hypothermie est une menace constante lors d'une longue laparotomie pendant laquelle les anses digestives sont exposées à l'air. Elle est un facteur indépendant hautement prédictif des complications cardiaques per- et postopératoires et de retard à l'extubation [6]. Tout doit être mis en oeuvre pour la combattre.
Clampage de l'aorte
Le clampage est précédé de l’administration d’héparine (100 U/kg iv). La pression artérielle doit être maintenue assez haute pour assurer le maximum de débit par les collatérales distalement au clamp. L'ETO est très utile pour surveiller le risque de défaillance du VG face à cette augmentation de postcharge, surtout chez les patients qui ont une fonction systolique diminuée: la pression désirée est la PAM la plus élevée que le VG tolère sans dilatation (valeurs de PAM: 80-100 mmHg) et que le chirurgien tolère sans aggravation de l’hémorragie. Isoflurane, phentolamine en bolus et nitroprussiate en perfusion sont les moyens habituels de régler l'hypertension, mais au risque de compromettre la perfusion en dessous du clampage. En cas de modifications du segment ST, la nitroglycérine en perfusion est indiquée, en veillant à ce que la précharge et la PAM restent adéquates. Le jeu des transferts de volume entre compartiments vasculaires ischémiés et perfusés, puis la vasoplégie des territoires situés en aval du clamp, font que les pressions de remplissage, d'abord hautes, ont tendance à baisser progressivement au cours du clampage (voir Effets du clampage aortique abdominal). Vu le rétrécissement des zones perfusées à la partie supérieure du corps, il est normal que la PaCO2 et la PetCO2 diminuent. Elles augmentent brusquement au déclampage.
Déclampage de l'aorte
Pour amortir les à-coups tensionnels au moment du déclampage, on dispose de plusieurs moyens.
- Augmentation du volume circulant dans les minutes qui précèdent le déclampage (Ringer-lactate, colloïde);
- Déclampage très progressif par l'opérateur;
- Systèmes d'autotransfusion (Cell-Saver™);
- Perfusions accélérées de Ringer-lactate et de colloïde, éventuellement poches de sang;
- Soutien hémodynamique avec de la dopamine ou de la dobutamine;
- Vasoconstricteurs artériels (néosynéphrine, nor-adrénaline) en cas de vasoplégie, en sachant qu'ils agissent préférentiellement dans la zone située au dessus du clampage et non dans les zones ischémiées et vasoplégiques;
- Hyperventilation pour accélérer l'élimination des valences acides (↑ PaCO2).
Cure d'anévrysme rompu
L'intervention en urgence pour une rupture d'anévrysme abdominal est grevée d'une mortalité de 15-50%. L'élément le plus important pour le pronostic est la durée écoulée entre le début des symptômes aigus et le moment où l'hémorragie est contrôlée. Viennent ensuite une série de facteurs: l'âge (> 75 ans), une anamnèse d'insuffisance cardiaque ou d'insuffisance rénale, une hypotension artérielle de plus de 2 heures (PA systolique < 100 mmHg), une anurie depuis 12 heures. Dès qu'un CT-scan a établi le diagnostic, l'intervention ne tolère aucune attente. On endort donc souvent des malades peu évalués du point de vue cardiovasculaire, pulmonaire et rénal. Plusieurs scores permettent d'apprécier le risque opératoire. Le plus simple et le mieux validé est celui de Hardman, où chaque item vaut 1 point [1].
- Age > 76 ans;
- Perte de conscience;
- Créatininémie > 190 mcmol/L;
- Hb < 90 g/L;
- Ischémie myocardique (modifications ST).
La mortalité est > 50% lorsque l'index est > 3 [1]. Une réparation endovasculaire est envisageable en urgence si le malade n'est pas choqué, mais elle est difficile lorsque le collet proximal est trop petit ou trop grand, athéromateux ou angulé de > 60° (environ 35% des cas) [3]. Dans les anévrysmes rompus, la voie endovasculaire ne réduit pas significativement la mortalité par rapport à la laparotomie (31% versus 34%) [9,10,12], mais elle diminue le risque d'insuffisance rénale postopératoire (26% versus 43%) [2].
Tant que l'aorte n'est pas clampée, une hypotension permissive (PAsyst 100 mmHg) est de mise pour limiter l'hémorragie, mais la marge de manœuvre est serrée car une PAsyst < 80 mmHg est associée à une augmentation de mortalité et de dysfonction multiorganique postopératoire [9]. Autant que faire se peut, le cathéter artériel radial et les voies veineuses sont installés avant l'induction, qui procède selon une séquence rapide adaptée.
- Etomidate 0.2-0.3 mg/kg;
- Fentanyl 3-5 mcg/kg;
- Suxaméthonium 1 mg/kg ou rocuronium 1.2 mg/kg;
- Entretien: isoflurane, sevoflurane ou propofol en perfusion (si la PA le permet);
- Analgésie: fentanyl (dose totale 20-30 mcg/kg), sufentanil (0.5-1.5 mcg/kg/h).
Le cathéter de voie centrale et/ou un introducteur sont placés après l'induction, pendant que l'opérateur désinfecte l'abdomen et commence l'intervention. L'ETO est très utile pour le monitorage cardiaque et volémique. Dans les cas très instables, l'induction a lieu après la désinfection et le champage, dès que l'opérateur est prêt à inciser [7]. Le point capital est de pouvoir clamper l'aorte; on peut être amené à équiper le patient après l'induction, en se contentant d'une bonne voie veineuse, d'une manchette à pression, d'un saturomètre et d'un tube oro-trachéal pour l'incision.
Le clampage de l'aorte corrige certes l'hémorragie aiguë, mais il augmente dangereusement la postcharge du VG. L'équilibre hémodynamique consiste à maintenir une pression artérielle suffisante pour assurer un minimum de débit collatéral en dessous du clamp, mais sans dépasser la limite tolérable comme résistance à l'éjection du VG. L'ETO est très utile pour observer en temps réel la fonction systolique gauche et l'éventuelle dilatation ventriculaire. Vasodilatateurs, vasopresseurs et inotropes sont administrés en fonction des circonstances. Les amples variations respiratoires de la pression artérielle typiques de l'hypovolémie sous IPPV sont très atténuées par le clampage aortique et ne sont plus un critère fiable pour guider le remplissage. Le déclampage doit être très progressif pour permettre une équilibration face à la baisse de postcharge, à la fuite liquidienne dans les zones ischémiées et maximalement vasodilatées, et au retour massif d'éléments libérés par les tissus (radicaux libres, kinines, cytokines, etc) qui ont un effet vasodilatateur systémique et vasoconstricteur pulmonaire.
L'hémorragie peut être cataclysmique; un système de récupération de sang (CellSaver™) et de chauffage des perfusions (LevelOne™) est nécessaire. Le thromboélastogramme est utile pour évaluer la coagulopathie liée au saignement et aux transfusions (seuil de transfusion: 80-90 g/L Hb). Il est important de maintenir le fibrinogène à ≥ 2 g/L et les plaquettes à environ 100'000/mcL. L'hypothermie est difficile à juguler, car on ne peut recouvrir que le thorax et les bras. Les membres inférieurs sont emballés dans de la ouate, mais les systèmes de réchauffement peuvent occasionner des lésions thermiques pendant le clampage aortique et l'ischémie des jambres [7].
Anesthésie pour la chirurgie de l’aorte abdominale |
Priorités :
- Stabilité hémodynamique peropératoire
- Risque ischémique myocardique (haute prévalence de coronaropathie)
- Confort postopératoire
Anesthésie :
- Dysfonction systolo-diastolique du VG fréquente
- Monitorage : cathéter artériel radial, voie veineuse centrale, sonde urinaire
- Maintien par isoflurane/sevoflurane (protection ischémique par préconditionnement) ou propofol en perfusion
- Maintien PAM ≥ 80 mmHg
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© CHASSOT PG, TOZZI P, BETTEX D, Octobre 2010, Dernière mise à jour, Avril 2018
Références
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- SWEETING MJ, BALM R, DESGRANGES P, et al. Individual-patient meta-analysis of three randomized trials comparing endovascular versus open repair for ruptured abdominal aortic aneurysm. Br J Surg 2015; 102:1229-39
- ZAMMERT M, GELMAN S. The pathophysiology of aortic cross-clamping. Best Pract Res Clin Anaesthesiol 2016; 30:257-69
- ZAUGG M, LUCHINETTI E, SPAHN DR, et al. Differential effects of anesthetics on mitochondrial KATP channel activity and cardiomyocyte protection. Anesthesiology 2002; 97:15-23
18. Anesthésie pour la chirurgie de l'aorte
- 18.1 Description des maladies aortiques
- 18.1.1 Quatre zones
- 18.1.2 Généralités cliniques
- 18.1.3 Dissection de l'aorte
- 18.1.4 Anévrysmes thoraciques
- 18.1.5 Athéromatose aortique
- 18.1.6 Rupture traumatique
- 18.1.7 Coarctation de l'aorte
- 18.1.8 Syndrome aortique aigu
- 18.1.9 Moyens diagnostiques
- 18.1.10 Indications et résultats chirurgicaux
- 18.1.11 Corrélations anatomo-cliniques
- 18.2 Chirurgie de l'aorte ascendante
- 18.3 Chirurgie de la crosse aortique
- 18.4 Chirurgie de l'aorte descendante
- 18.5 Chirurgie de l'aorte abdominale
- 18.6 Endoprothèses aortiques