Remarque préliminaire
Les attitudes et les stratégies anesthésiques proposées dans ce chapitre sont le fruit de l'expérience des auteurs. Elles se sont révélées sûres et efficaces entre leurs mains. Elles n'excluent nullement que d'autres manières de prise en charge soient tout aussi performantes, notamment en fonction du type d'institution où a lieu l'intervention. Dans les hôpitaux d'enseignement, les attitudes recommandées sont sous-tendues par la nécessité d'avoir une grande marge de sécurité vu le manque d'expérience du personnel en formation, alors que dans les cliniques spécialisées, la compétence des praticiens expérimentés permet d'accélérer et de simplifier les routines sans faire prendre de risque excessif aux malades. D'autre part, les institutions des pays défavorisés ne disposent pas des mêmes facilités techniques que celles des pays riches et ne peuvent souvent pas appliquer les standards de qualité recommandés par les sociétés professionnelles occidentales sans que cela puisse leur être reproché.
Pour éviter de surcharger le texte, les aspects pratiques de l'anesthésie telle qu'elle est pratiquée par les auteurs sont décrits dans l'Annexe A (Aspects pratiques de l'anesthésie cardiaque chez l'adulte).
Prémédication
- Benzodiazépine per os, tel le midazolam (Dormicum®), l'oxazépam (Seresta®), témazépam (Normison®) ou le lorazépam (Temesta®): amnésie, anxiolyse, confort pour le patient, sédation profonde, pas d'analgésie, hémodynamiquement stable, risque de réaction paradoxale chez les vieux ; au dessus de 65 ans, diminuer les doses de moitié et éviter le midazolam.
- Combinaison de morphine (0.1 mg/kg) et de scopolamine (0.2-0.4 mg) i.m.: analgésie, sédation, amnésie, risque d'hypotension et de confusion au-dessus de 65 ans. Désavantage majeur : inconfort de la piqûre ; avantage : analgésie, effet vagolytique.
- Une céphalosporine de 1ère ou de 2ème génération chez les patients non-MRSA ;
- Alternative: clindamycine (Dalacin® 600 mg), amoxicilline + acide clavulanique (Augmentin® 2.2 g);
- La vancomycine seule ou en association chez les patients suspects ou prouvés positifs pour un MRSA ;
- Une prescription particulière en fonction de l’antibiogramme lorsqu’une infection est en cours ou en voie de stérilisation;
- Rinçage de la bouche au gluconate de chlorhexidine 0.12%.
- Les β-bloqueurs sont traditionnellement associés à une diminution de la mortalité, des évènements ischémiques peropératoires et de l’incidence de FA postopératoire. Ils ne sont pas interrompus, mais ajustés pour maintenir une fréquence cardiaque de 60-65 batt/min [28]. Ils sont complétés à la demande par des doses répétées ou une perfusion d'esmolol. En cas de bradycardie excessive, il est aisé d’accélérer la fréquence cardiaque avec une catécholamine ou avec le pace-maker épicardique. Pour la chirurgie coronarienne, ils sont classiquement prescrits de routine au moins 24 heures préopératoires et en continu dans le postopératoire, sauf en cas de dysfonction ventriculaire sévère (FE < 30%) [14]. Cependant, une analyse récente de la base de données STS n’a mis en évidence aucun gain du β-blocage sur la mortalité, le taux d’AVC ou l’insuffisance rénale (OR 0.96-1.04) après pontage aorto-coronarien chez les patients qui ne souffrent ni d’infarctus ni d’ischémie myocardique active [5]. Bien qu'il n’offre pas de protection contre la FA dans cette étude, le β-blocage reste conseillé pour la prévention des arythmies postopératoires [28]. Les substances de choix sont le métoprolol, le bisoprolol, le carvedilol et le nébivolol [28].
- Les statines améliorent le pronostic de la chirurgie coronarienne (baisse de l’incidence de FA et d’AVC) et semblent diminuer la mortalité postopératoire [20], bien que certaines études récentes ne confirment pas ces résultats [32]. Elles présentent un risque d'insuffisance rénale, particulièrement chez les patients souffrant de néphropathie [2,32]. Elles doivent être maintenues jusqu’à l’intervention et reprises dès que possible en postopératoire chez les patients qui sont sous traitement avec une fonction rénale normale, mais il est probablement imprudent d'initier un traitement avant l'intervention chez ceux qui n'en prennent pas et qui souffrent d'une élévation chronique de la créatinine (voir Autres agents) [14,28].
- Le blocage du système rénine-angiotensine par les inhibiteurs de l'enzyme de conversion (IEC), les antagonistes des récepteurs de l'angiotensine II (ARA) et les inhibiteurs directs de la rénine (aliskiren) met la pression artérielle sous la seule régulation du système sympathique et de la vasopressine; la sensibilité à l'hypovolémie augmente. Comme l'anesthésie inhibe le système sympathique, la seule régulation de la pression qui subsiste est celle de la vasopressine, qui est un système lent. La pression artérielle devient très dépendante de la précharge (volémie), particulièrement chez les malades qui ont une courbe de Starling redressée (fonction systolique normale, dysfonction diastolique, HVG); de plus, l'anesthésie provoque une veinodilatation centrale qui pénalise encore la précharge. Sur le long terme, les IEC et les ARA freinent la réponse sympathique; ils ont donc davantage d'effet hémodynamique chez les patients qui les consomment depuis longtemps [4]. Sous IEC et ARA, les épisodes hypotensifs sont fréquents et profonds dès l'induction de l'anesthésie; ils se doublent d'une chute des RAS: 30% des patients sous IEC sont hypotendus à l'induction et 22% présentent un degré significatif de vasoplégie pendant et après la CEC [6,26]. La recommandation est donc de stopper ces médicaments 24 heures avant l'intervention lorsqu'ils sont prescrits pour une hypertension artérielle et chez les malades hémodynamiquement instables [4,28]. Leur interruption ne provoque pas d'effet rebond et n'influence pas la mortalité [15,22]. Par contre, il est possible de les maintenir lorsqu'ils font partie du traitement d'une insuffisance ventriculaire systolique (baisse de postcharge), parce que dans ce cas la courbe de Starling est aplatie et peu sensible à la volémie (Figure 4.15) [9]. Ils sont repris au plus vite après l'intervention car ils semblent réduire l'incidence de fibrillation auriculaire [25].
- Un nouvel agent (Entresto®) constitué de l’association de valsartan et de sacubitril, un inhibiteur de la néprilysine (substance physiologique qui dégrade les peptides natriurétiques), est en passe de devenir un élément majeur dans le traitement de l'insuffisance ventriculaire. En l'absence de données concernant le périopératoire, il est prudent d'appliquer les mêmes règles que pour les IEC, en sachant qu'on est en présence de deux vasodilatateurs au lieu d'un. Dans l'attente d'une expérience clinique suffisante, il est probablement prudent d'interrompre l'Entresto® 24 heures avant l'opération.
Figure 4.15: Relation schématique entre la volémie et la pression artérielle [9]. L'individu normal (A) maintient sa pression sur une large plage de volémie par l'action de l'angiotensine II: vasoconstriction des vaisseaux de résistance et de capacitance; la pression ne chute qu'en hypovolémie extrême. Chez le malade traité avec des IEC (B), la pression devient dépendante de la volémie et varie linéairement avec elle, parce que le mécanisme compensatoire de l'angiotensine II est bloqué. Le malade en insuffisance cardiaque traité avec des IEC (C) présente une dépendance identique mais sa courbe est plus plate parce que la pente de sa courbe de Starling est plus faible; le risque d'hypotension est moindre.
- Les anticalciques sont des vasodilatateurs des vaisseaux de résistance (artères) mais non de capacitance (veines centrales); l'hypotension est fonction des RAS (traitement: vasoconstricteur α). Il est préférable de les maintenir.
- Les α2-agonistes (clonidine, dexmédétomidine) limitent la tachycardie et l'hypertension, et induisent de plus une sédation et une analgésie; ces effets sont tout bénéfice en peropératoire, et diminuent l'incidence de complications cardiaques postopératoires. Toutefois, ils inhibent la libération de nor-adrénaline aux terminaisons sympathiques, et interfèrent de ce fait avec l'activité de la dopamine, qui est atténuée, et celle de la dobutamine, qui est accentuée [24].
- Il est préférable d'interrompre les diurétiques à cause du risque d'hypovolémie, d'hypokaliémie, d'hyponatrémie et d'hypomagnésémie.
- La digitale est maintenue si elle est prescrite pour ralentir la réponse ventriculaire dans les tachyarythmies supraventriculaires; en cas d'insuffisance ventriculaire, elle est interrompue.
- D'une manière générale, tous les anti-arythmiques sont maintenus en préopératoire, bien que ceux du groupe I prolongent l'effet des curares. L'amiodarone prévient efficacement la FA mais provoque un bloc sympathique α et β qui peut être à l'origine d'hypotension et de bradycardie.
- Les β-boqueurs, le sotalol et l’amiodarone réduisent l’incidence de FA postopératoire, dont le taux est de 25-50% sans traitement.
Médicaments préopératoires en chirurgie cardiaque |
β-bloqueurs :
- Maintien et contrôle de la fréquence cardiaque à < 65 batt/min (sauf si FE < 30%)
- Recommandés en pré- et postop pour la chirurgie coronarienne chez les patients souffrant d’infarctus myocardique ou d’ischémie active
Statines:
- Maintien et reprise en postopératoire
- Recommandées 1-2 semaines préopératoires pour la chirurgie coronarienne
Inhibiteurs de l’enzyme de conversion et anti-angiotensine II :
- Stop si prescrits pour hypertension artérielle
- Maintien si prescrits pour insuffisance ventriculaire
Anti-calciques : maintien
Dérivés nitrés : maintien
Anti-arythmiques : maintien
Digitale : stop
Diurétiques : stop
Antidiabétiques : stop antidiabétiques oraux le jour opératoire, insuline selon besoin (en peropératoire: perfusion continue)
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- Héparine non-fractionnée 4-6 h
- HBPM prophylactique 12 h (24 h si clairance créatinine < 50 mL/min)
- HBPM thérapeutique 24 h (48 h si clairance créatinine < 50 mL/min)
- Fondaparinux (Arixtra®) 72 h (4-6 jours si clairance créat. < 50 mL/min)
- Dabigatran (Pradaxa®) 48-72 h (3-5 jours si clairance créat < 50 mL/min)
- Apixaban (Eliquis®) 48 h (3-4 jours si clairance créat < 50 mL/min)
- Edoxaban (Lixiana®) 48 h (3-5 jours si clairance créat < 50 mL/min)
- Rivaroxaban (Xarelto®) 5-10 mg 24 h (2-3 jours si clairance créat. < 50 mL/min)
- Rivaroxaban (Xarelto®)15-20 mg 48 h (3-4 jours si clairance créat < 50 mL/min)
- Sintrom®, Coumadine® 5 jours (contrôle INR à J-5 et J-1)
- Marcoumar® 10 jours (contrôle INR à J-10 et J-1)
- Désirudine (Iprivask®) 10 h
- Bivalirudine (Angiox®) 4-10 h
- Danaparoïde (Orgaran®) 48 h
- Argatroban (Argatroban Inj®) 4 h
Anticoagulants en chirurgie cardiaque |
Interruption préopératoire des anticoagulants :
- Héparine non-fractionnée 0-4 h (maintenir si syndrome coronarien aigu)
- HBPM prophylactique 12 h
- HBPM thérapeutique 24 h (48 heures si clairance créatinine < 50 mL/min)
- Coumarines 5 jours (Marcoumar® 10 jours), substitution par de l’héparine dès que INR < 2.0
- Fondaparinux (Arixtra®) 72 h (4 jours si clairance créatinine < 50 mL/min)
- Dabigatran (Pradaxa®) 48-72 h (4 jours si clairance créatinine < 50 mL/min)
- Apixaban (Eliquis®) 48 h (4 jours si clairance créatinine < 50 mL/min)
- Edoxaban (Lixiana®) 48 h (4 jours si clairance créatinine < 50 mL/min)
- Rivaroxaban (Xarelto®) 48 h (≥ 3 jours si clairance créatinine < 50 mL/min)
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- Maintien de l’aspirine (75-160 mg/j) en préopératoire (PAC et OPCAB) ;
- Interruption de l’aspirine 3-5 jours avant l’intervention dans les cas à haut risque hémorragique et chez les patients qui refusent les transfusions ;
- L’aspirine n’est jamais interrompue chez les porteurs de stents coronariens, ni chez les patients souffrant de syndrome coronarien aigu.
- Ticagrelor (Brilinta®, Brilique®) 3-5 jours (selon risque hémorragique)
- Clopidogrel (Plavix®) 5 jours
- Prasugrel (Efient®) 7 jours
- Cangrelor (Kengrexal®) 1-2 heures
- Eptifibatide (Integrilin®) 4 heures
- Tirofiban (Aggrastat®) 4 heures
- Abciximab (RheoPro®) 24 heures
Antiplaquettaires en chirurgie cardiaque |
Gestion préopératoire de l’aspirine :
- Maintien de la prévention secondaire (75-160 mg/j) en préopératoire (PAC et OPCAB)
- Interruption 3-5 jours avant l’intervention dans les cas à haut risque hémorragique et chez les patients qui refusent les transfusions
- Pas d’interruption chez les porteurs de prothèses valvulaires mécaniques ou de stents coronariens, ni en cas de syndrome coronarien aigu
Gestion préopératoire de la bithérapie (aspirine + clopidogrel/prasugrel/ticagrelor) :
- Interruption du ticagrelor: 3-5 jours (selon risque hémorragique)
- Interruption du clopidogrel: 5 jours
- Interruption du prasugrel: 7 jours
- Interruption maximale de 24-48 heures (préférentiellement pas d’arrêt) en cas de syndrome coronarien aigu ou de stents coronariens récents
(BMS: < 4 semaines, DES : < 1-3 mois selon le type de stent) Substitution du clopidogrel/prasugrel/ticagrelor par un antiplaquettaire de courte durée en perfusion (eptifibatide, tirofiban, cangrelor) en cas de risque hémorragique et de risque thrombotique très élevés ; maintien de l’aspirine.
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- 4.1 Remarques générales
- 4.2 Effets hémodynamiques des agents d'anesthésie
- 4.3 Conduite de l'anesthésie en chirurgie cardiaque
- 4.3.1 Prémédication
- 4.3.2 Choix de la technique d'anesthésie
- 4.3.3 Induction
- 4.3.4 Ventilation
- 4.3.5 Période précédant la circulation extra-corporelle
- 4.3.6 Anticoagulation pour la CEC
- 4.3.7 L'anesthésie pendant la circulation extra-corporelle
- 4.3.8 Sevrage de la CEC
- 4.3.9 Période suivant la CEC
- 4.3.10 Insuffisance ventriculaire post-CEC
- 4.3.11 Arythmies post-CEC
- 4.3.12 Réveil et extubation
- 4.3.13 Circuit rapide (fast-track)
- 4.3.14 Besoins liquidiens
- 4.3.15 Epargne sanguine et transfusions
- 4.3.16 Contrôle métabolique
- 4.3.17 Situations particulières
- 4.4 Anesthésie loco-régionale
- 4.5 Médicaments cardiovasculaires peropératoires
- 4.6 Conclusions