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Pharmacocinétique

Dès le début de la CEC, l'hémodilution augmente le volume de distribution (Vd) des substances en solution dans le compartiment central et en diminue brusquement la concentration. Ceci entraîne deux phénomènes (Figure 7.28) [2].
 
 
 
 
  • Etant des substances liposolubles, les agents d'anesthésie sont moins solubles dans les cristalloïdes que dans le sang complet; leur concentration circulante baisse d'autant plus que le liquide d'amorçage est plus important [4].
  • La diminution soudaine de la concentration libre des substances, qui est responsable des effets cliniques et commande la diffusion/élimination, implique un risque de réveil et de décurarisation [8,13]. Les variations de concentration sont de l'ordre de 10-35% selon les substances et selon leurs volumes de distribution (Figure 7.29) [6,19].
 

Figure 7.29: Profil de concentration plasmatique du fentanyl au début d'une CEC. La chute du taux est brêve; l'équilibre est rétabli en 2 minutes [13].
 
Par ailleurs, la diminution de la concentration d'albumine et d'alpha-glycoprotéine acide, qui transportent respectivement les substances acides et alcalines, est de 30-40%. L'effet clinique va dépendre de l'importance de la liaison protéique. Le taux libre des substances fortement liées (propofol 98%, midazolam 94%, fentanyl 84%, par exemple) augmente significativement, alors que celui des substances faiblement liées (vecuronium 30%, morphine 35%) se modifie peu [19]. A cela s'ajoute l'effet de l'héparine. En forte concentration (≥ 300 UI/kg), celle-ci induit une libération de lipoprotéine-lipase et de lipase hépatique, ce qui hydrolyse les triglycérides plasmatiques en acides gras non-estérifiés (FFA: free fatty acids) qui augmentent de 15-20% [10]. Ces acides gras libres se lient aux protéines plasmatiques et déplacent les substances qui y sont fixées, ce qui en augmente la concentration libre. Ce processus a lieu en quelques minutes [19]. L'effet clinique du propofol diminue très momentanément par l'augmentation de son volume de distribution en début de CEC, mais l'élévation de sa fraction libre tend à rétablir son activité hypnogène normale [3,4]. Avec une perfusion à dosage élevé, son activité tend à être plus marquée (baisse du BIS) [23]. La dexmédétomidine est encore peu étudiée, mais certaines données montrent que sa clairance baisse en CEC [21].
 
Il existe donc deux groupes d'effets qui peuvent se compenser partiellement, mais qui n'ont pas la même cinétique et sont transitoires. Ils durent le temps nécessaire à la redistribution à partir des tissus, qui va rééquilibrer les gradients de concentration (diffusion K2→1 dans la Figure 7.29) [11]. En effet, le volume de distribution (Vd) des agents d'anesthésie, qui sont des substances lipophiles pénétrant dans les cellules, est beaucoup plus grand que le volume de la CEC, et leur tient lieu de réservoir. Pour les curares, qui sont des substances hydrophiles restant à l'extérieur des cellules, le Vd est moins important, la liaison protéique faible, et la dilution soudaine plus importante. Ces modifications de concentration ne durent que quelques minutes et dépendent du rapport entre le volume de la CEC et le volume circulant du patient; elles sont d'autant plus importantes que ce dernier est petit [6]. Pratiquement, cela signifie que les enfants peuvent se réveiller et/ou se décurariser subitement pendant les premières minutes de CEC si la concentration de la substance n'est pas maintenue par un ajout dans le liquide d'amorçage de la CEC ou dans le malade. Les adultes peuvent se décurariser. 
 
L'hypothermie freine la résorption digestive, sous-cutanée et intramusculaire, ralentit la distribution des substances entre les différents compartiments, inhibe leur biotransformation (diminution de la réaction d'Hoffman), et réduit leur clairance par le foie et par les reins. Par exemple, l'inhibition des rhodanases hépatiques retarde la métabolisation du nitroprussiate. L'affinité pour les récepteurs est diminuée lorsque la température baisse. Ainsi l'effet des curares est augmenté pendant une CEC hypothermique à 28°C [7,9]. La vasoconstriction induite par le froid réduit le volume de distribution des substances qui ont un faible Vd; c'est le cas pour les curares, dont le taux augmente en CEC hypothermique. De plus, l'hypothermie augmente graduellement l'eau intracellulaire et diminue le volume plasmatique [24]. La demi-vie d'élimination du fentanyl est allongée de 25% par l'hypothermie et par la CEC. Celle de l'alfentanil est presque triplée: elle passe de 72 minutes avant la CEC à 195 minutes après la remise en charge [12]; ceci oblige à réduire la vitesse de perfusion de l'alfentanil de 3 mcg/kg/min avant la CEC à 1 mcg/kg/min après la pompe. Par ailleurs, la baisse de l'activité neuronale avec celle de la température diminue les besoins en agents anesthésiques et analgésiques pour maintenir le sommeil et l'antalgie; de même, les doses de curare sont moindres en hypothermie [4].
 
La solubilité des gaz augmentant à basse température, l'hypothermie accroît la dilution des halogénés dans le sang et baisse leur pression partielle tissulaire; il faut donc en augmenter la concentration pour obtenir le même effet (augmentation de la MAC apparente): en-dessous de 30°C, la concentration sanguine de l'isoflurane est la moitié de la fraction inspirée affichée sur le vaporisateur [20].  Toutefois, les besoins en agents d'anesthésie sont réduits par l'hypothermie, puisqu'il n'y a plus d'activité consciente en dessous d'une température cérébrale de 30-32°. La MAC réelle des halogénés diminue linéairement entre 37° et 20°, où elle devient nulle [1]. Ces deux effets tendent donc à se compenser l'un l'autre. 
 
Les poumons servent de réservoir aux substances liposolubles basiques comme le fentanyl, le sufentanil, le propofol ou la lidocaïne; elles y restent stockées pendant la CEC puisqu'il n'y a plus de circulation pulmonaire. Elles seront relarguées au moment du déclampage et de la reventilation, ce qui cause une augmentation du taux plasmatique et un approfondissement momentané de l'anesthésie (Figure 7.30) [5,17,22]. 
 

Figure 7.30 : Modifications du taux plasmatique de fentanyl lors de la recirculation pulmonaire. Le relargage se traduit par l'augmentation du taux de fentanyl dans l'artère radiale alors que le taux veineux (artère pulmonaire) est bas [5].
 
La captation et la métabolisation de la dopamine et de nor-adrénaline par les poumons cessent lorsque ces derniers sont exclus; si une perfusion est en cours, les taux sériques augmentent pendant la période de clampage. 
 
Le flux hépatique et rénal diminue en CEC à cause de l'hypothermie et de la dépulsation. Ceci a un effet significatif sur la métabolisation des substances qui ont un coefficient d'extraction hépatique important (fentanyl, vecuronium) ou moyen (alfentanil) et sur celles qui sont excrétées par les reins [15]. La clairance du lactate est diminuée de 30% par la CEC [16]. Toutefois, ces phénomènes ne sont cliniquement significatifs que pour une température < 28°C [4]. D'autre part, les baisses de débit dues aux contingences chirurgicales, l'hypothermie, la vasoconstriction périphérique et la dépulsation entraînent une hypoperfusion qui mène de nombreuses cellules à l'hypoxie et à l'acidose; lors de la reperfusion et du réchauffement, les substances basiques qui se sont accumulées dans les tissus acides seront relarguées dans la circulation. L'hypotension, la vasoconstriction et la dépulsation du flux artériel diminuent également le débit périphérique dans les muscles et dans les organes; les substances sont séquestrées dans ces tissus pendant le bas débit et relarguées au réchauffement. Les reins interprètent la dépulsation artérielle comme une hypotension et déclencent le système rénine-angiotensine.
 
Les composants des circuits de CEC, particulièrement les oxygénateurs, absorbent certaines substances lipophiles comme les fentanils, le midazolam, le propofol ou les halogénés [14]. Toutefois, cet effet est d'une portée réduite à cause du grand volume de distribution de ces substances et de la rééquilibration entre les compartiments. Cet effet est difficilement quantifiable car les matérieux utilisés sont en constante évolution et l'on dispose rarement de données fiables à leur sujet. L'hémofiltration, par contre, est efficace pour soustraire un grand nombre de substances au compartiment central de la circulation, puisqu'elle extrait les molécules jusqu'à 20'000 Dalton. 
 
La réaction inflammatoire systémique et la libération d'endotoxines inhibent la fonction du cytochrome P450 et réduisent le métabolisme de nombreuses substances; cet effet est prolongé au-delà du temps de CEC. Le cytochrome P450 cérébral subit la même inhibition, ce qui se traduit par un ralentissement du métabolisme local des médicaments à effet neuroleptique et hypnogène [18]. 
 
Toutes ces modifications ont relativement peu d'impact dans les situations habituelles, mais prennent de l'importance chez les personnes de faible poids (< 50 kg, enfants), chez les personnes âgées (masse cellulaire et taux de protéines plasmatiques diminués), et chez les malades débilités (insuffisance cardiaque chronique, cachexie). 

 
 
 Pharmacocinétique en CEC
A cause de l’hémodilution et des variations de température, la CEC a une influence majeure sur la pharmacocinétique des agents d’anesthésie. Ces effets sont variables selon les substances et la température; la traduction clinique est la résultante des diverses modifications.
    - ↓ brusque concentration en début de CEC (risque de réveil et de décurarisation)
    - ↑ volume de distribution
    - ↓ concentration par séquestration (poumons, circuits de CEC)
    - ↑ concentration effective et ↑ durée d’action par: ↓ clairance, ↓ biotransformation ↓ activité des estérases, ↓ affinité pour les récepteurs 
    - ↑ de la solubilité des gaz (halogénés) en hypothermie, donc ↓ de leur pression partielle


© CHASSOT PG, GRONCHI F, Avril 2008, dernière mise à jour, Avril 2018
 
 
Références
 
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07. La circulation extra-corporelle