Step 8 of 9
Antiplaquettaires et anesthésie loco-régionale (ALR)
L’ALR rachidienne améliore l’analgésie et la ventilation postopératoires; elle diminue la réaction au stress, l’hypercoagulabilité et le syndrome inflammatoire post-chirurgical. Son but est un meilleur confort postopératoire pour le patient, mais elle ne modifie pas significativement la mortalité ni le risque cardiovasculaires. La péridurale cervico-thoracique (C7-D5) réalise une sympathectomie cardiaque qui peut favorablement influencer le rapport DO2/VO2 chez le coronarien ; elle peut diminuer l’incidence d’ischémie myocardique de 40% [18]. Mais l’ALR rachidienne en dessous de D6 ne modifie pas significativement la morbidité cardiaque. La littérature montre que l’ALR diminue essentiellement le taux d’insuffisance respiratoire postopératoire de 30% en chirurgie abdominale majeure et le taux de thromboses de pontages périphériques de 35% en chirurgie vasculaire [2,17,23].
L’arrêt préopératoire de la bithérapie antiplaquettaire pendant 5-7 jours est obligatoire pour réaliser une ALR rachidienne [8,11,22]. Ce faisant, on prend un risque majeur d’infarctus, de thrombose de stent et de mortalité (taux d’infarctus 40%, mortalité moyenne 25%). Or la protection offerte par l’ALR rachidienne est très modeste dans ce contexte : la péridurale thoracique haute diminue seulement la morbidité cardiaque de 40%, et l’ALR réalisée en dessous de D6 n’a pas d’effets significatifs sur le risque cardiovasculaire. Il est donc évident que le risque encouru est largement supérieur au bénéfice escompté : l’interruption des antiplaquettaires au seul titre de pouvoir pratiquer une péridurale ou une rachianesthésie est injustifiée, même si le confort du patient et l’analgésie postopératoire sont de moindre qualité [4,5,13].
La présence d’un cathéter péridural pose un problème majeur en cas de thrombose de stent peropératoire [16] : la nécessité de pratiquer une angioplastie en urgence, avec administration à hautes doses d’antiplaquettaires (clopidogrel, prasugrel, anti-GP-IIb/IIIa) et d’anticoagulant (HNF, bivalirudine), réclame de retirer le cathéter 1-2 heures avant la procédure ; ce délai peut retarder dangereusement la revascularisation à un moment où la rapidité est cruciale.
La crainte d'un hématome spinal est toujours présente lorsqu'on procède à une anesthésie rachidienne ou qu'on retire un cathéter épidural chez un malade dont la coagulation est modifiée par un traitement pharmacologique. Toutefois, ce risque reste assez bas. Lors de prophylaxie thrombo-embolique avec une héparine à bas poids moléculaire (HBPM), il oscille entre 1:1'500 et 1:10'000 selon les études et les circonstances (moyenne 1:3'600) [6]. Pour améliorer le rapport risque / bénéfice, il est recommandé de ne débuter l'administration d'HBPM qu'en postopératoire [8,12]. Ceci est particulièrement important lorsque les patients sont sous antiplaquettaires.
L'hématome spinal est une complication dramatique pouvant entraîner une paraplégie ou une tétraplégie définitives. Or l'ALR rachidienne n'est pas une technique indispensable ni obligatoire, sauf dans de rares cas d'intubation impossible. Il existe des alternatives parfaitement utilisables (anesthésie générale, masque laryngé, etc) qui ne présentent pas les mêmes dangers. De ce fait, il est de rigueur de faire preuve d'une très grande prudence dans ses indications. C'est la raison pour laquelle on recommande des durées d'interruption dans la fourchette supérieure des délais imposés par la pharmacocinétique des substances lors de traitement modifiant la coagulation, afin de bénéficier de la plus grande marge de sécurité possible. Dans les situations critiques, il est possible de se guider au moyen de tests de fonction plaquettaire pour déterminer quel est le délai minimal pour la chirurgie.
La même prudence s'applique lors de prévention secondaire avec les antiplaquettaires: le risque d'occlusion de stent ou de thrombose vasculaire (AVC, infarctus) à l'arrêt de ces substances est beaucoup plus élevé (morbi-mortalité 25-30%) que le bénéfice que l'on peut attendre d'une ALR rachidienne [4,5,7]. Les données de la littérature et le principe de précaution n’autorisent pas une interruption des antiplaquettaires dans le seul but de pouvoir pratiquer une anesthésie loco-régionale, même si l’analgésie est plus confortable.
Aspirine et AINS
L'administration d'aspirine à faibles doses (< 350 mg/j) jusqu'à l'intervention n'augmente pas le risque d'hémorragie spinale; il est donc possible de procéder à une rachianesthésie ou à une péridurale sous aspirine seule [8,11,20]. Le risque augmente un peu en cas d'administration simultanée d'héparine, d'où l'importance de laisser un délai minimal d’une heure entre la ponction et l’administration d’héparine non-fractionnée, et de ne débuter la prophylaxie par HBPM qu'en postopératoire, puisque son efficacité n'est pas modifiée par l'injection préopératoire [12].
Les anti-inflammatoires non-stéroïdiens (AINS) et le dipyridamole n’augmentent pas le risque d'hémorragie spinale. Ces traitements, même ininterrompus, ne contre-indiquent donc par une anesthésie rachidienne.
Clopidogrel et double thérapie antiplaquettaire
Le danger de saignement spontané ou chirurgical lié au clopidogrel seul (monothérapie) est identique à celui de l’aspirine seule, mais la littérature à ce sujet est éparse. Une série de 306 cas a démontré la faisabilité d’une péridurale sous clopidogrel ininterrompu [15]. Toutefois, il existe quelques cas décrits d'hématome épidural après ponction rachidienne sous clopidogrel. Pour l’instant, il est donc recommandé de ne pas procéder à une anesthésie rachidienne si le traitement n'a pas été interrompu pendant 5-7 jours [8].
Comme la bithérapie aspirine + clopidogrel augmente le risque hémorragique spontané de 25% (risque absolu : 2.1%) [1,10,14,25], il n'est pas possible d'envisager une anesthésie loco-régionale sous traitement continu. Ces substances étant des bloqueurs irréversibles de l'activité plaquettaire, il faut attendre le renouvellement des thrombocytes (10%/jour) pour voir disparaître leur effet. Vu que le temps de coagulation redevient normal lorsque la moitié des plaquettes est fonctionnelle, il faut interrompre le traitement pendant au minimum 5 jours pour que le risque hémorragique soit acceptable. La grande variabilité de la réponse individuelle à l'aspirine et au clopidogrel justifient cependant de recommander un délai d'interruption de 7 jours avant une ALR pour augmenter la marge de sécurité [8,11,19].
Prasugrel (Efient®)
Le prasugrel est 10 fois plus puissant que le clopidogrel, mais il présente moins de variations individuelles; c'est également un bloqueur irréversible. Les seules données dont on dispose concernent la chirurgie cardiaque: le taux de saignement y est augmenté de 4 fois par rapport au clopidogrel [24]. Il faut donc respecter un délai d'interruption de 7-10 jours avant de procéder à une anesthésie rachidienne [8,11].
Ticagrelor (Brilique®, Brilanta®)
Le ticagrelor est un bloqueur plaquettaire rapide et puissant mais réversible, qui présente peu de variations individuelles. Bien que sa demi-vie soit de 7 heures, son métabolite actif a une longue durée d'action (12 heures) [3,21]. Son effet diminue plus rapidement que celui du clopidogrel ou du prasugrel: après 3 jours d'interruption, la fonction plaquettaire est identique à celle obtenue 5 jours après l'arrêt du clopidogrel [9]. On ne dispose que de peu de données sur l'utilisation du ticagrelor en chirurgie non-cardiaque. Toutefois, la puissance de son blocage, la présence d'un métabolite à longue durée d'action et le risque de contamination des plaquettes fraîches par la diffusion depuis les plaquettes bloquées (liaison réversible) obligent à recommander un délai d'interruption de 5 jours avant de pouvoir réaliser une anesthésie rachidienne avec une marge de sécurité suffisante [8].
Anti-GP IIb / IIIa
Les inhibiteurs du récepteur GP IIb/IIIa (abciximab, tirofiban, eptifibatide) sont utilisés par voie intraveineuse au cours de syndrome coronarien aigu et immédiatement après une pose de stents. La demi-vie de l'abciximab est longue (23 heures), alors que celles du tirofiban et de l'eptifibatide sont courtes (respectivement 2 et 2.5 heures). L’activité des thrombocytes est récupérée 6 heures après l’administration de tirofiban, 7 heures après celle d’eptifibatide, mais seulement 72 heures (3 jours) après celle d’abciximab. Le retrait d'un cathéter épidural doit attendre 8-10 heures après la fin de la perfusion de tirofiban ou d'eptifibatide, mais 3 jours après celle de l'abciximab. Comme ces substances sont prescrites en association avec de l'héparine dans les SCA, une intervention de chirurgie non-cardiaque sous ALR rachidienne est contre-indiquée dans ces conditions [8].
Cilostazol (Pletal®)
Le cilostazol est utilisé essentiellement dans les artériopathies périphériques et en triple thérapie en plus de l'aspirine et du clopidogrel après stenting coronarien. Il ne semble pas augmenter le risque hémorragique, mais la sécurité oblige à respecter au minimum un délai de 3 demi-vies (63 heures) pour que son effet disparaisse. La recommandation actuelle est de respecter un délai de 3-5 jours [8].
Blocs nerveux
Les blocs nerveux superficiels (bloc fémoral, sciatique distal, cervical superficiel) peuvent être réalisés sous anticoagulants ou sous antiplaquettaires. Dans le cas de blocs profonds (paravertébral, plexus lombaire, sciatique, blocs périclaviculaires), il est prudent d'appliquer les mêmes règles que pour les ALR rachidiennes à cause du risque d'hématome rétropéritonéal; il en est de même pour les blocs qui peuvent se compliquer d'une ponction artérielle (axillaire, interscalène, supra- ou infraclaviculaire) [8]. Le retrait d'un cathéter suit les mêmes consignes que la ponction du bloc. D'une manière générale, il vaut mieux pécher par excès de sécurité et appliquer les délais d'interruption recommandés pour l'ALR rachidienne à tous les cas de loco-régionale, à l'exception des blocs superficiels périphériques.
Anesthésie rachidienne et antiplaquettaires |
L'ALR rachidienne n'étant pas une technique indispensable, il est de rigueur d'être très prudent dans ses indications, notamment en respectant des délais prolongés après l'arrêt des substances qui modifient la coagulation (risque d'hématome spinal). D'autre part, le risque d'occlusion de stent ou de thrombose vasculaire est beaucoup plus élevé (morbi-mortalité 20-35%) que le bénéfice attendu d'une ALR rachidienne. L’interruption des antiplaquettaires prescrits en prévention secondaire est injustifiée dans le seul but de pratiquer une rachianesthésie ou une péridurale, car le taux de complications cardiovasculaires de cet arrêt est largement supérieur au bénéfice escompté de la loco-régionale.
Délais d'interruption du traitement antiplaquettaire recommandés pour procéder à une anesthésie rachidienne en sécurité (rachianesthésie ou péridurale):
- Aspirine si ≤ 300 mg/j : pas d'interruption
si > 300 mg/j: arrêt 5 jours
- Clopidogrel 5-7 jours
- Aspirine + clopidogrel 7 jours
- Prasugrel 7-10 jours
- Ticagrelor 5 jours
- Cilostazol 3-5 jours
- Abciximab 3-5 jours
- Tirofiban, eptifibatide 8 heures
Par sécurité, il est prudent d'appliquer les mêmes délais à tous les blocs nerveux, à l'exception des blocs superficiels périphériques.
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© CHASSOT PG, DELABAYS A, SPAHN D Mars 2010, dernière mise à jour Août 2018
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29 Les antiplaquettaires en chirurgie cardiaque et non-cardiaque
- 29.1 Physiopathologie des thrombocytes
- 29.2 Antiplaquettaires classiques
- 29.3 Nouveaux antiplaquettaires
- 29.4 Tests d'activité plaquettaire
- 29.5 Antiplaquettaires en périopératoire
- 29.5.1 Situation
- 29.5.2 Antiplaquettaires et maladies cardiovasculaires
- 29.5.3 Arrêt des antiplaquettaires
- 29.5.4 Risque hémorragique peropératoire
- 29.5.5 Balance des risques
- 29.5.6 Recommandations pour la chirurgie non-cardiaque
- 29.5.7 Recommandations pour la chirurgie cardiaque
- 29.5.8 Antiplaquettaires et anesthésie loco-régionale (ALR)
- 29.5.9 Transfusion plaquettaire et intervention pharmacologique
- 29.6 Conclusions