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Prévention de l’insuffisance rénale

La protection rénale est un sujet qui a déjà fait couler beaucoup d’encre. Depuis plus de vingt ans, on a exploré les possibilités de protection pharmacologique sans trouver de parade efficace (voir Chapitre 24 Protection rénale). Certaines substances entretiennent chez les anesthésistes une croyance dans leurs capacités "protectrices" sur la fonction rénale. Cependant, rares sont celles qui semblent avoir un effet bénéfique sur la fonction rénale postopératoire [23].
 
  • La dopamine à raison de 1-3 mcg/kg/min augmente le FPR, la filtration glomérulaire et la diurèse. Son effet rénal est davantage tributaire de l'augmentation du débit cardiaque et du débit mésentérique que d'un mécanisme protecteur sur les reins. La dopamine prophylactique à "dose rénale" ne s'est avérée d'aucune incidence sur la fonction rénale postopératoire ni sur le devenir des patients en état critique [2]. Lorsque les malades sont euvolémiques, elle n'améliore pas la fonction rénale ni le pronostic dans le cadre de la chirurgie aortique ou des soins intensifs chirurgicaux. Bien qu'elle ait un effet favorable sur la diurèse, aucune étude clinique concluante n'a démontré un quelconque bénéfice à l'utilisation prophylactique de la dopamine dans le cadre de l'insuffisance rénale postopératoire [17].
  • Le mannitol est filtré complètement dans les glomérules, et n'est pas résorbé dans les tubules. Il augmente le volume plasmatique et la diurèse par augmentation de l'excrétion d'eau et diminution de la réabsorption de sodium. De plus, il a une activité anti-oxydante et s'oppose aux effets des groupes hydroxyles ("radicaux libres") libérés lors de la revascularisation. Les preuves de son efficacité comme agent protecteur contre les effets de l'ischémie rénale sont très pauvres; aucune étude clinique n'a mis en évidence une amélioration quelconque du pronostic de l'insuffisance rénale postopératoire [28]. 
  • Le furosémide augmente le FPR et baisse les résistances vasculaires rénales en plus de son effet diurétique. Son utilisation prophylactique diminue clairement l'incidence de l'anurie, mais ne modifie pas le pronostic de l'insuffisance rénale [3]. Il est un bon diurétique pour l’élimination de l’excès liquidien et pour la démonstration de la reprise de la fonction rénale après une période d'ischémie liée à une reconstruction aortique ou lorsqu'il y a un doute sur la qualité de la revascularisation chirurgicale; dans ce cas, l'absence de diurèse malgré 10-20 mg de Lasix® est une indication à compléter immédiatement l'intervention par un pontage supplémentaire ou une réinsertion des artères rénales. La diurèse forcée comme prophylaxie de la NPA n'est établie par aucune donnée fiable [23].
Plus récemment, les efforts se sont portés vers de nouvelles substances et des manœuvres qui pourraient avoir un effet néphro-protecteur [1,6,11].
 
  • Le fenoldopam ; ce stimulant sélectif du récepteur dopaminergique augmente le flux plasmatique rénal et baisse les RAS dans le rein ; dans certaines études, son utilisation en perfusion continue (0.1 mcg/kg/min) diminue significativement l’incidence de NPA, mais elle augmente le risque d'hypotension [25].
  • Les statines ; les données sont contradictoires; certaines études tendent à montrer une incidence de NPA plus basse chez les patients sous statines avant et après la chirurgie [21], mais l'étude la plus récente ne retrouve aucun bénéfice à la rosuvastatine [36]. Comme l'aspirine, les statines diminuent la mortalité postopératoire [5,14], mais n'ont probablement pas d'effet sur l'incidence de la néphropathie [20].
  • La N-acétylcystéine ; cet anti-oxydant devrait diminuer les lésions ischémiques et inflammatoires, mais les données cliniques ne confirment pas cet espoir [27]. La N-acétylcystéine ne protège pas non plus contre les lésions dues aux produits de contraste [7] .
  • L’administration de bicarbonate pour alcaliniser les urines semble pouvoir atténuer la néphropathie postopératoire liée à l’hémolyse de la CEC et à la rhabdomyolyse par la solubilisation de l’Hb et de la myosine libres [9]. Elle favorise également l'activation de la chélation du Fe2+ libre, dont le taux augmenté après la CEC stimule la production de radicaux libres [8].
  • La dexmédétomidine; elle pourrait réduire l'incidence de NPA lorsque la fonction rénale préopératoire est normale [19].
  • Le lévosimendan est la seule substance inotrope associée à une baisse du risque de néphropathie aiguë [30].
  • Le préconditionnement à distance (voir Chapitre 9, Conditionnement à distance); des épisodes répétés d'ischémie d'un organe ou d'un groupe musculaire influencent la résistance des reins aux différents stress de l'opération. Cette technique inoffensive (manchette à pression gonflée de manière répétitive à un bras avant la CEC) pourrait être un élément important dans la prévention de la NPA [10,20]. Dans une petite étude randomisée (240 patients à risque en CEC), elle a permis une réduction de presque moitié (14.2% versus 25.0%) de l'incidence de néphropathie postopératoire à 90 jours [35].
Mais il existe toute une série de mesures techniques dans la prise en charge du malade, autant préopératoires que peropératoires, qui peuvent diminuer l’incidence et la gravité de la néphropathie aiguë (NPA) [1,11,19,20,26].
 
  • Délai d’au moins 5 jours entre les examens avec produit de contraste et l’opération; l'hydratation pour diurèse forcée ne présente pas de bénéfice significatif.
  • Eviter tous les agents néphrotoxiques (aminoglycosides, vancomycine, inhibiteurs de la calcineurine, cisplatine, AINS, HES, etc) ou modifiant le flux plasmatique rénal (IEC, ARA).
  • Utillisation d’aspirine et de statines en périopératoire.
  • Arrêt des AINS 3 jours avant l’opération, et des IEC pour une durée de 24-48 heures.
  • Eviter l’anémie préopératoire (préparation avec du fer et/ou de l’EPO) [12].
  • Préférence pour des techniques moins invasives comme l’endoprothèse ou la chirurgie à cœur battant ; les pontages aorto-coronariens à cœur battant (OPCAB) réduisent l’incidence de NPA chez les malades à haut risque (OR 0.6) mais probablement pas chez ceux qui ont une fonction rénale normale [1,22].
  • Titration des perfusats cristalloïdes pour maintenir la volémie et l’hémodynamique aussi proches que possible de leurs valeurs normales, en évitant toute surcharge liquidienne:
  • PAM ≥ 75 mmHg ;
  • PAPO 12-15 mmHg, PVC < 10 mmHg;
  • Variations du volume systolique < 12% en IPPV (avec un volume courant de 10-12 mL/kg pour la durée de la mesure);
  • Débit urinaire > 0.5 mL/kg/h. 
  • Préférence pour les cristalloïdes plutôt que les colloïdes, et pour les solutions tamponnées (Hartmann, Ringer, Plasmalyte) plutôt que le NaCl; l'excès de chlore apporté par ce dernier nuit à la fonction rénale [18,20]. L'augmentation de la filtration glomérulaire que produisent les cristalloïdes s'accompagne d'une diminution de l'apport d'O2 au rein, donc d'un déséquilibre de sa balance DO2/VO2 [13],
  • L'albumine est théoriquement le meilleur expandeur plasmatique; elle pourrait diminuer le risque de NPA par rapport aux cristalloïdes ou aux autres expandeurs (RR 0.24) [26], sauf dans le choc septique et le traumatisme crânio-cérébral [4]. Elle n'est clairement indiquée que si son taux plasmatique est < 40 g/L [18,33]. Les dérivés d'amidon (HES) sont à éviter à cause de leur néphrotoxicité [19]; dans le choc septique, ils augmentent le risque de dialyse (RR 1.35) [24].
  • Prise en charge immédiate de toute défaillance ventriculaire droite ou gauche, maintien du débit cardiaque (> 2.5 L/min/m2) et de la PVC < 10 mmHg. Parmi les agents inotropes, le levosimendan semble améliorer la fonction rénale en chirurgie cardiaque [15].
  • Eviter l'hyperglycémie [31,32].
  • Limiter l’hémorragie peropératoire, éviter l’hémodilution excessive (Ht minimum : 24%) et restreindre le nombre de poches de sang [12,29].
  • En cas d'insuffisance rénale établie après chirurgie cardiaque, le démarrage de la dialyse ou de l'hémofiltration tôt dans l'évolution de la maladie offre un avantage par rapport à un délai de mise en route en terme de durée de séjour en soins intensifs et de mortalité (OR 0.29) [16]; la réduction du risque en valeur absolue est de 15.4% [34]. Toutefois, les techniques de remplacement rénal comportent leurs propres complications et une assez lourde morbidité dont le poids doit être mis en rapport avec le bénéfice escompté d'un traitement qui n'est peut-être pas nécessaire si la récupération rénale est satisfaisante [26].
Alors que la prophylaxie pharmacologique a un impact aussi variable que contesté, cinq éléments qui ont une part prépondérante dans la genèse de la NPA postopératoire sont faciles à corriger lorsqu’ils sont présents : 
 
  • La durée de l'ischémie (temps de clampage en CEC); 
  • L’anémie et l'hémodilution;
  • L'hypovolémie;
  • L’hypotension artérielle;
  • Le bas débit cardiaque.
Les deux premières sont du ressort de l'opérateur et du perfusionniste, mais les trois autres sont entre les mains de l'anesthésiste et de l’intensiviste. Le maintien d'un volume circulant normal, d'une pression de perfusion adéquate et d’un débit cardiaque satisfaisant est donc la clef de la prévention rénale. 
 
 
 
Prophylaxie
Aucun agent pharmacologique (dopamine, mannitol, diurétique, acétylcystéine) n’a d’effet protecteur significatif à l’exception du fenoldopam et du levosimendan. L’aspirine et les statines en périopératoire, et le bicarbonate en peropératoire, tendent à diminuer l’incidence et la gravité de la néphropathie aiguë. La correction préopératoire de l’anémie (fer, EPO) diminue le risque rénal et le risque de transfusion.
 
La meilleure protection est le maintien dans la normalité de la PAM (≥ 75 mmHg), du volume systolique et de l’Hb, tout en évitant l’excès de vasoconstricteurs alpha et de transfusions. 


© CHASSOT PG, MUSTAKI JP, BOVY M, Juin 2008, dernière mise à jour, Octobre 2018
 

Références
 
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