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Evaluation préopératoire
L'insuffisance ventriculaire non compensée est considérée comme un facteur de risque opératoire majeur, entraînant une mortalité de 10-30% [1,4,5]. Celle-ci descend à 5-6% si l'insuffisance est traîtée et le patient asymptomatique au moment de l'intervention. Pour le même type d’intervention, la mortalité des patients en insuffisance ventriculaire est augmentée de 60% par rapport à celle de patients ayant une hémodynamique normale [2]. Au dessus de 65 ans, elle est doublée (11.6% au lieu de 6.2%) [3]. Le taux de complications cardiovasculaires après chirurgie non-cardiaque majeure est de 18% en cas d’insufisance diastolique, 23% en cas d’insuffisance systolique et 49% en cas d’insuffisance congestive [6]. Seules la chirurgie en urgence et l’insuffisance rénale aiguë confèrent des risques analogues. La comparaison entre des patients en insuffisance ventriculaire chronique et des patients souffrant de coronaropathie montre que la mortalité à 30 jours est le double chez les premiers (11.7%) par rapport aux seconds (6.6%) ; chez ces derniers, le risque est pratiquement identique à celui des contrôles (6.2%) [7]. Dans une autre série, la mortalité postopératoire à 30 jours est de 2.9% en cas de coronaropathie, mais de 9.2% en cas d'insuffisance ventriculaire (OR 2.9) [14]. Contrairement aux apparences, l’insuffisance cardiaque est donc plus dangereuse que l’ischémie myocardique en périopératoire.
L'insuffisance cardiaque est en général connue lorsque le malade se présente en préopératoire, mais certaines formes larvées restent mal diagnostiquées, en particulier en cancérologie. En effet, le succès des différentes chimiothérapies et radiothérapies s'accompagne d'un cortère de complications dont font partie la cardiomyopathie et l'insuffisance ventriculaire systolo-diastolique. L'incidence cumulative peut s'élever jusqu'à 50% des cas après anthracyclines (doxorubicine, épirubicine) et radiothérapie thoracique. Il faut y penser après traitement d'un cancer du sein (trastuzumab, pertuzumab), du foie ou du rein (sunitinib, sorafénib), après leucémie myéloïde (dasatinib, nilotinib) ou myélome multiple (bortézomib, carfilzomib) [15]. Comme pour les troponines dans l'ischémie myocardique, une élévation même discrète des peptides natriurétiques (BNP, NT-proBNP) est une signe d'alerte précieux sur l'existence d'une cardiomyopathie [13].
Dans l'évaluation préopératoire, les meilleures corrélations avec les complications cardiaques postopératoires ont été observées pour les éléments suivants [5].
- Galop protodiastolique (B3) ;
- Stase pulmonaire, OAP anamnestique ;
- Dyspnée à < 4 MET (< 1 étage d’escaliers) ;
- Stase périphérique (turgescence jugulaire, hépatomégalie) ;
- Fraction d'éjection du VG < 0.3 ;
- Dilatation du VG (Dtd > 4 cm/m2), insuffisance mitrale de degré ≥ II;
- NT-proBPN > 250 pg/mL, BNP > 500 pg/mL.
Le degré de dilatation ventriculaire est probablement le meilleur critère pronostique. En l'absence de valvulopathie, le risque opératoire est inversément proportionnel à la FE. Cependant, lorsqu'une valvulopathie est présente, la FE perd sa pertinence et le degré de dilatation ventriculaire est un critère plus adéquat. La présence d’insuffisance multiorganique (rénale, hépatique) est un facteur de risque supplémentaire.
La qualité de la prise en charge opératoire a une valeur critique chez ces malades instables : opération rapide, hémorragie minimale, chirurgie peu délabrante, positionnement ne compromettant pas l'hémodynamique, voie d'abord interférant peu avec la ventilation postopératoire, maintien rigoureux de la stabilité hémodynamique. En anesthésie, la rigueur de la prise en charge a davantage d'importance que la technique choisie.
Examens paracliniques
- Laboratoire: Na+ (hyponatrémie), K+, Ca2+, Mg2+, urée, créatinine, albumine, TP, tests hépatiques (stase), bilirubine, gazométrie artérielle (échanges gazeux, équilibre acido-basique), lactate.
- Peptides natriurétiques : un taux de BNP > 200 pg/ml est significatif pour le diagnostic d’insuffisance cardiaque [150] ; en cas de décompensation aiguë, le taux est plus élevé (675 pg/ml) que dans les cas chroniques (340 pg/ml). Le NT-proBNP est un bon prédicteur de l’évolution à court terme de l’IC (> 500 pg/ml, taux normal < 200 pg/ml) [8]. Les peptides natriruétiques s’élèvent aussi dans l’insuffisance diastolique isolée (> 200 pg/ml ) [11]. Dans le postopératoire de chirurgie non-cardiaque, une élévation du BNP > 250 pg/mL et du NT-proBNP > 720 pg/mL possède une valeur prédictive positive de 80% pour les complications cardiovasculaires à 30 jours ; le risque de décès et d’infarctus est augmenté de 4 fois (OR 4.5 et 4.2), et celui d’insuffisance cardiaque de 18 fois (OR 18.5) ; à 6 mois, les risques de complications sont encore doublés chez les malades dont les peptides natriruétiques étaient élevés en postopératoire [10]. Une prise en charge thérapeutique centrée sur ces données améliore nettement la survie (OR 1.48) [12].
- ECG : arythmies, QRS large (> 120 msec), BBG ou BBD, ischémie, surcharge, strain pattern ; peu sensible et peu spécifique.
- Rx thorax : cardiomégalie, agrandissement sélectif d'une cavité, redistribution vasculaire pulmonaire, oedème, lignes de Kerley, épanchements.
- Echocardiographie : c'est l'examen qui présente le meilleur rapport coût / bénéfice ; il permet la quantification de l'anatomie dynamique et de la fonction ventriculaire droite et gauche, la recherche de valvulopathie associée, la mesure du degré de dilatation, la détection de compression péricardique et de zones akinétiques ou anévrysmales.
- Fonctions respiratoires : réduction de la capacité vitale < 1.5 L/m2 (très pathognomonique et de bonne valeur pronostique), augmentation du volume résiduel (> 1.2 L), syndrome restrictif (diminution du VEMS < 50% de la valeur prédite, diminution de la compliance pulmonaire < 100 mL/cm H2O).
- VO2 max à l’effort : 12-14 mL/kg/min en cas d’insuffisance modérée, < 10 mL/kg/min en cas d’insuffisance sévère (stade IV).
- Coronographie: seulement si une revascularisation est envisageable.
Préparation préopératoire
Un malade en insuffisance cardiaque ne doit être opéré que lorsqu’il est optimalement compensé. Un délai de deux à dix jours est nécessaire pour rééquilibrer un patient en insuffisance congestive selon la thérapeutique nécessaire [4].
- Baisse de postcharge (vasodilatateurs) ;
- Diminution du volume liquidien extra et intracellulaire (diurétiques) ;
- Antiarhythmiques ;
- Apport nutritionnel et protéique ;
- Repos strict ;
- Amélioration de la fonction systolique (agents inotropes) ;
- En cas d’insuffisance polyorganique sévère : CPIA, assistance percutanée, ECMO.
Le temps requis varie selon l'excédent liquidien à éliminer (5 à 20 litres suivant les cas) et selon le degré de cachexie métabolique et nutritionnelle à compenser (hyperalimentation, carnitine, etc). Il s'agit d'une thérapeutique intensive, conduite en milieu approprié (soins intensifs, cardiologie, etc), qu'il faut toujours envisager avant de refuser un cas. L'insuffisance rénale et/ou hépatique sont en général réversibles par la correction de l'insuffisance cardiaque ; le bronchospasme peut n'être que la traduction d'une surcharge liquidienne. Par contre, la cachexie et le degré de dénutrition sont des facteurs aggravants mal améliorables et déterminants pour le pronostic postopératoire. L'ischémie coronarienne est souvent intriquée avec l'insuffisance myocardique. Elle peut être primaire (cardiomyopathie ischémique), ou secondaire à la pathologie déclenchante : hypertrophie ou dilatation ventriculaire, stimulation sympathique extrême, etc. Une hypoperfusion systémique par bas débit peut rendre significatives des sténoses infra-cliniques. Dans les cas profondément décompensés, la mise en place d’une contre-pulsion intra-aortique ou d’une assistance ventriculaire percutanée 24 heures avant l’opération permet d’améliorer la perfusion coronarienne et de stabiliser l’hémodynamique afin d’opérer dans de meilleures conditions [9].
Tous les médicaments nécessaires à l’équilibre hémodynamique du patient sont maintenus à la prémédication, à l’exception des diurétiques et de la digitale. L’hypoventilation et la chute du tonus sympathique engendrées par les opiacés et les diazépines obligent à en limiter les doses ou à les élimiter de la prémédication. Le réconfort et une ambiance calme sont plus efficaces et moins dangereux.
Evaluation préopératoire de l’insuffisance ventriculaire |
Risque opératoire: mortalité 10-30% en cas d’insuffisance non-compensée, 5% si compensée; d’où l’importance d’une préparation préopératoire adéquate. Sauf urgence, le malade ne doit être opéré que lorsque sa compensation est optimale. Eléments défavorables dans l’évaluation du risque:
- FE < 0.4 (sans valvulopathie)
- Dilatation du VG (Dtd > 4 cm/m2), IM > II
- Capacité d’effort < 4 MET
- Galop protodiastolique (B3)
- Stase gauche (OAP anamnestique, dyspnée)
- Insuffisance du VD et stase droite (oedèmes, hépatomégalie)
- Elévation des biomarqueurs (BNP, NT-proBNP)
Laboratoire (seuil de risque): BNP > 200 pg/ml, NT-proBNP > 500 pg/ml
Echocardiographie: fonction et taille VG et VD, valvulopathie, altérations de la cinétique segmentaire
Prémédication:
- Maintenir tous les médicaments hémodynamiques, y compris les IEC
- Suspendre les diurétiques et la digitale
- Eviter ou limiter les opiacés et les diazépines
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© BETTEX D, CHASSOT PG, Janvier 2008, dernière mise à jour, Novembre 2018
Références
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12 Anesthésie et insuffisance ventriculaire
- 12.1 Introduction
- 12.2 Présentation clinique
- 12.3 Traitement de l'insuffisance ventriculaire
- 12.4 Assistance ventriculaire
- 12.4.1 Principes, indications et physiopathologie
- 12.4.2 Contre-pulsion par ballon intra-aortique (CPIA)
- 12.4.3 Extra-Corporeal Membrane Oxygenation (ECMO)
- 12.4.4 Dispositifs d’assistance ventriculaire à court terme
- 12.4.5 Dispositifs à long terme
- 12.4.6 Problèmes liés à une assistance ventriculaire
- 12.4.7 Rôle de l’échocardiographie dans l’assistance ventriculaire
- 12.4.8 Anesthésie et assistance ventriculaire
- 12.5 Hypertension pulmonaire
- 12.6 Anesthésie en cas d'insuffisance ventriculaire
- 12.6.1 Contraintes
- 12.6.2 Evaluation préopératoire
- 12.6.3 Stratégies d’anesthésie
- 12.6.4 Ventilation et insuffisance ventriculaire
- 12.6.5 Agents intraveineux et halogénés
- 12.6.6 Anesthésie générale du patient en insuffisance ventriculaire gauche
- 12.6.7 Anesthésie loco-régionale
- 12.6.8 Insuffisance droite et hypertension pulmonaire
- 12.6.9 La thrombendartérectomie pulmonaire (TEAP)
- 12.7 Conclusion