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Agents intraveineux et halogénés 

Pharmacocinétique et pharmacodynamique des agents intraveineux
 
La baisse du débit cardiaque et la rétention hydro-sodée conduisent à une augmentation du volume sanguin et du volume extracellulaire, à une baisse du volume intracellulaire (perte de masse musculaire), et à une hypoalbuminémie relative. La pharmacocinétique est donc modifiée chez les patients en insuffisance cardiaque [8].
 
  • Prolongation de la phase de distribution intraveineuse ;
  • Variation globale du volume de distribution (Vd) :
    • ↓ du Vd des substances à distribution intracellulaire (opiacés, diazépines) ;
    • ↑ du Vd des substances à distribution exclusivement extracellulaire (curares, catécholamines) ;
  • Modification de la distribution tissulaire: débit relatif augmenté dans le compartiment central (cerveau, coeur, poumons) et diminué dans le compartiment périphérique (vasoconstriction dans les viscères, les reins, les muscles et la peau) ;
  • Baisse de la clearance des substances par plusieurs mécanismes :
    • ↓ du flux plasmatique rénal (FPR), redistribution du FPR du cortex vers la médullaire et ↑ de la résorbtion tubulaire ;
    • ↓ du débit hépatique, stase hépatique, ↓ du métabolisme ;
  • Hypoalbuminémie : ↑ fraction libre des substances liées aux protéines ; l'effet clinique est accentué.
Lorsqu’on administre la dose conventionnelle d’une substance, les taux plasmatiques sont plus élevés que chez un individu normal (diminution du volume de distribution effectif et de la clearance), et les effets centraux cérébraux et cardiaques sont amplifiés, mais le temps nécessaire pour obtenir l’effet est prolongé. La baisse du Vd intracellulaire augmente l’effet des substances liposolubles comme tous les agents à action sur le système nerveux central. L’augmentation du liquide extracellulaire dilue les substances hydrosolubles comme les catécholamines ou les curares. L’augmentation de la fraction libre plasmatique est particulièrement marquée pour le propofol. La baisse du métabolisme hépatique entraîne un retard d’élimination des substances à haute extraction hépatique comme la morphine et les fentanils.
 
Les agents d'anesthésie interfèrent avec l'hémodynamique par effet direct sur le coeur et les vaisseaux ou par effet indirect via le contrôle neuro-humoral. In vitro, la plupart des substances utilisées ont un certain effet inotrope négatif. In vivo, cet effet est souvent très faible, car il est dominé par la dépression sympathique centrale et l’altération des baroréflexes, qui modifient les conditions de précharge et de postcharge. En clinique, l'effet central est d'autant plus marqué que le tonus sympathique de base est nécessaire au maintien de l’équilibre hémodynmique. Le résultat final sur la pression artérielle et le débit cardiaque est une combinaison indissociable de ces différents éléments. La dépression sympathique centrale, par exemple, est maximale avec le thiopental, suivie par le propofol, puis par les halogénés; elle est quasi-nulle pour l'étomidate; la kétamine et le protoxyde d'azote induisent au contraire une stimulation sympathique. La modification des baroréflexes est la plus importante pour le thiopental, moins marquée pour le propofol et presque inexistante pour l'étomidate (Figure 12.37). 
 

Figure 12.37 : Effets hémodynamiques centraux de différents agents d'anesthésie. A: Dépression de l'activité sympathique centrale pour le thiopental (Th), le propofol (Pr), l'isoflurane (Iso), l'étomidate (Et) et le protoxyde d'azote. B: Dépression de la réponse des barorécepteurs à un vasopresseur (phényléphrine 150 mcg). C: Dépression de la réponse des barorécepteurs à un vasodilatateur (nitroprussiate 100 mcg) [d'après réf 3 et 5]. L’etomidate est clairement la substance qui perturbe le moins le baroréflexe.
 
La baisse de précharge due au midazolam ou au propofol, bien tolérée par un coeur normal, induit une chute du débit cardiaque et une hypotension sévères lorsque le ventricule dépend de cette précharge pour maintenir sa fonction (insuffisance diastolique, hypovolémie). La kétamine possède un puissant effet inotrope négatif direct sur le myocarde, mais celui-ci est masqué par la forte stimulation sympathique centrale ; par contre, il devient évident lorsque le système sympathique est déjà maximalement stimulé ou épuisé. Les effets hémodynamiques des agents d'induction intraveineux sont résumés dans le Tableau 12.13. 
 
 
 
 
Pour chaque substance, l'effet sur la contractilité myocardique est fonction de la dose. A dose équimolaire, le propofol est sensiblement moins cardiodépresseur que le thiopental, mais davantage que la kétamine ; l'étomidate et le midazolam ont très peu d'effet. De plus, les concentrations plasmatiques nécessaires à obtenir le sommeil sont très différentes pour chaque agent, passant de 3 micromoles pour l'étomidate à 50 micromoles pour le propofol et 100 pour le thiopental [8]. De ce fait, l'agent qui perturbe le moins l'hémodynamique est l'étomidate. Toutefois, les agents habituellement utilisés en anesthésie cardiaque (étomidate, midazolam, propofol, fentanils, isoflurane, sevoflurane) ont des effets cardiodépresseurs mineurs ; les modifications hémodynamiques sont plutôt liées aux effets de ces substances sur les mécanismes de contrôle vasomoteur central [7]. Le sommeil lui-même s'accompagne d'une baisse de l'activité sympathique centrale qui réduit invariablement les performances hémodynamiques, mais aussi les besoins métaboliques de l'organisme. 
 
Les curares actuels (vecuronium, cisatracurium, rocuronium) sont pratiquement dénués d’effet hémodynamique, à l’exception du pancuronium qui augmente la fréquence cardiaque de 10%. Toutefois, la curarisation en elle-même a des conséquences majeures. La perte de la pompe diaphragmatique, la baisse de la pression abdominale et la baisse de la contention veineuse dans les membres et l’abdomen sont l’équivalent d’une baisse de précharge (pooling veineux). De plus, la nécessité de ventiler les malades augmente la pression intrathoracique et freine le retour veineux au coeur droit. 
 
Ainsi la curarisation, additionnée au démarrage de l’IPPV qui augmente la postcharge du VD, conduit-elle à une hypovolémie relative intrathoracique et à une baisse de la pression artérielle. Pour éviter de surcharger le malade avec des cristalloïdes ou des colloïdes, le plus simple est de corriger cette hypotension en élevant les jambes du patient (autotransfusion réversible d’environ 500 mL) et en administrant de l’éphédrine à faible dose (effet α veineux). Toutefois, le volume systolique est peu dépendant de la précharge lors d’insuffisance systolique, et l’IPPV agit comme une prothèse éjectionnelle pour le VG ; la pression artérielle tend donc à rester plus stable que chez un individu normal au démarrage de la ventilation mécanique. 
 
Les effets hémodynamiques de l'induction avec les principaux agents d'anesthésie sont résumés dans la Figure 12.38 et les Tableaux 12.13 et 12.14. Les effets hémodynamiques de chaque substance sont détaillés dans le Chapitre 4, Effets hémodynamiques des agents d’anesthésie. 
 

Figure 12.38: Effets hémodynamiques des agents d'induction intraveineux. E: patient éveillé avant l'induction; A: patient anesthésié après l'induction [d'après réf 7]. Le minimum de perturbation est obtenu avec l’etomidate. Par ordre croissant d’effet hémodynamique: etomidate < propofol < kétamine < thiopental. 
 
 
 
 
 

Les halogénés
 
Pour l'induction comme pour le maintien de l'anesthésie, les agents volatils halogénés présentent des effets hémodynamiques significatifs (Tableau 12.14) [11]. D'une manière générale, ils diminuent la sécrétion de catécholamines à l'état basal, et limitent la réponse sympathique centrale aux stimuli chirurgicaux. Aucun de ces gaz n'altère de manière significative les conditions de précharge ventriculaire, mais tous abaissent la postcharge à des degrés variables. A l'exception éventuelle du sevoflurane, ils atténuent le réflexe du barocontrôle. L'effet inotrope négatif est d'autant plus marqué que le ventricule est dysfonctionnel. Cet effet inotrope négatif dose-dépendant est secondaire à une diminution de l'entrée passive du Ca2+ (phase 2 du potentiel d'action) par modification de la perméabilité des canaux calciques, et à une perturbation du trafic calcique au niveau du réticulum endoplasmique. La quantité de Ca2+ ionisé disponible pour se lier à la troponine C est diminuée, donc la force de contraction l'est également. Les halogénés interfèrent avec la fonction diastolique, mais les résultats sont contradictoires selon les études. Dans certains travaux, ils présentent des effets lusitropes négatifs et provoquent une baisse de compliance du ventricule gauche, qui se traduit par un ralentissement de la phase de relaxation isovolumétrique [6,9]. Dans d’autres, ils améliorent la relaxation ventriculaire [10]. Cette incohérence tient probablement à la présence ou non d’une dysfonction diastolique préalable chez les patients, de son importance, des indices échocardiographiques choisis et du contexte hémodynamique (cardiopathie ischémique, CEC, ou chirurgie non-cardiaque).
 
Lorsque le débit cardiaque est abaissé et le débit pulmonaire ralenti, la captation d’un gaz de grande solubilité est augmentée et la vitesse d’induction accélérée, comme c’est le cas pour l’halothane (coefficients de solubilité : halothane 2.5, isoflurane 1.4). Cet effet est peu significatif pour les gaz peu solubles dans le sang (coefficients de solubilité : sevoflurane 0.69, desflurane 0.42). L’augmentation relative du débit sanguin dans le compartiment central (cerveau, coeur) par rapport au compartiment périphérique (muscles, viscères) accélère l’installation de l’effet clinique des gaz chez l’insuffisant cardiaque ; ceci est d’autant plus marqué que le coefficient de partition cerveau/sang est plus élevé (halothane 1.9, sevoflurane 1.7, isoflurane 1.6, desflurane 1.3). Il est donc prudent de ne pas dépasser 1 MAC chez ces malades.
 
L'halothane (Fluothane®), qui n'est plus commercialisé en Europe pour l'usage clinique, a un effet inotrope et chronotrope négatif important, proportionnel à la concentration administrée. L’effet global est identique à celui d’un β-bloqueur. 
 
L'effet le plus marqué de l’isoflurane (Forene®) est la baisse des RAS (25% à Fi 1.2%) ; ceci est bénéfique en cas d'insuffisance congestive. Les RAP baissent si elles sont élevées ; la vasoconstriction pulmonaire hypoxique est inhibée (risque d'hypoxémie par effet shunt). La fréquence cardiaque augmente de 15 à 20% dès 1 MAC, sauf chez le sujet âgé. La baisse de la pression artérielle est secondaire à la vasodilatation artérielle, non à un effet inotrope négatif. Cette baisse de postcharge fait que l’isoflurane est bien adapté à l’anesthésie du patient en insuffisance gauche, pour autant que la PA ne baisse pas trop.
 
Le sevoflurane (Sevorane®) induit une inhibition sympathique centrale à 1 MAC (1.7%) : bradycardie, baisse des RAS, faible baisse du débit cardiaque. Ses effets hémodynamiques sont voisins de ceux de l’isoflurane, mais avec un effet vasodilatateur artériel nettement plus faible et moins de tachycardie. Il est particulièrement indiqué dans les situations où la vasodilatation artérielle est dangereuse, comme dans la sténose aortique ou l’insuffisance droite. 
 
Les effets du desflurane (Suprane®) à doses équi-anesthésiantes (la MAC est de 6-7% chez l'homme) sont voisins de ceux de l'isoflurane : tachycardie et baisse progressive des RAS. Mais le maintien du débit cardiaque est dû essentiellement à la tachycardie et à la stimulation sympathique centrale. Celle-ci est particulièrement importante lors de l'accroissement brusque de la fraction inspirée, comme c'est le cas à l'induction ou à l'approfondissement de l'anesthésie [1,4]; cette stimulation sympathique s'accompagne d'une élévation soudaine des résistances pulmonaires [2]. La tachycardie et l’augmentation des pressions pulmonaires en font un agent inadapté au patient insuffisant cardiaque. 
 
Le protoxyde d'azote (N2O) occupe une place à part comme co-anesthésique servant à potentialiser l'effet des autres substances. Il provoque une stimulation sympathique centrale et une augmentation des RAP, particulièrement si elles sont déjà élevées. Son effet inotrope négatif mineur peut devenir significatif en cas de décompensation ventriculaire. Il n’a pas sa place chez l’insuffisant cardiaque.
            
 
 
Agents d’anesthésie et insuffisance ventriculaire
L’insuffisance cardiaque entraîne des modifications pharmacocinétiques:
    - ↓ Vd intracellulaire, ↑ Vd extracellulaire, hypoalbuminémie (↑ fraction libre)
    - ↑ débit du compartiment central (coeur, cerveau, poumons) au détriment du compartiment périphérique (muscle, viscères)
    - ↓ clearance et élimination
    - Ralentissement de la phase de distribution
 
Conséquence clinique: ralentir l’induction, diminuer les doses de moitié
 
Mis à part la kétamine et le thiopental, les agents d’anesthésie ont peu d’effet inotrope négatif; mais certains modifient considérablement la précharge, la postcharge et l’activité des barorécepteurs. Ordre décroissant d’altération hémodynamique en cas d’insuffisance ventriculaire:
    - Etomidate (0), midazolam (±), propofol (+), kétamine (++), thiopental (+++)
    - Sevoflurane (0), isoflurane (+), desflurane (++)
 
Bien que sans effets hémodynamiques significatifs, les curares baissent le VS et la PA par perte de la pompe diaphragmatique et de la contention veineuse des membres et de l’abdomen (pooling veineux).


© BETTEX D, CHASSOT PG,  Janvier 2008, dernière mise à jour, Novembre 2018
 
 
Références  
 
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  2. CIOFOLO M, REIZ S. Circulatory effects of volatile anesthetic agents. Minerva Anaesthesiol 1999; 65:232-8
  3. EBERT TJ, KANITZ DD, KAMPINE JP. Inhibition of synpathetic neural outflow during thiopental anesthesia in humans. Anesth Analg 1990; 71:319-26
  4. EBERT TJ, MUZZI M. Sympathetic hyperactivity during desflurane anesthesia in healthy volunteers: A comparison with isoflurane. Anesthesiology 1993; 79:444-53
  5. EBERT TJ, MUZZI M, BERENS R, et al. Sympathetic responses to induction of anesthesia in humans with propofol or etomidate. Anesthesiology 1992; 76:725-33
  6. GEKIERE JP, VALAT P, GOSSE P, KABBANI Y, JANVIER G. Fonction diastolique ventriculaire gauche: physiologie, physiopathologie, évaluation, moyens thérapeutiques, incidence en anesthésie. Ann Fr Anesth Réanim 1998; 17:319-39
  7. HOEFT A, BUHRE W. Anesthesia and the cardiovascular system. in: PRIEBE HJ, SKARVAN K. Cardiovascular physiology. London: BMJ Publishing Group, 1995, pp 272-306
  8. NIES AS. Clinical pharmacokinetics in congestive heart failure. In: HOSENPUD JD, GREENBERG BH. Congestive heart failure. Springer-Verlag, New-York, 1994, p 323-340
  9. PAGEL PS, GROSSMANN W, HAERING M, WARLTIER DC. Left ventricular diastolic function in the normal and diseaesed heart. Anesthesiology 1993; 79:836-54 (Part I) et 79:1104-20 (Part II) 
  10. SARKAR S, GUHABISWAS R, RUPERT E. Echocardiographic evaluation and comparison of the effects of isoflurane, sevoflurane and desflurane on left ventricular indices in patients with diastolic dysfunction. Ann Cardiac Anaesth 2010; 13:180-7
  11. SIMPSON JI. Hemodynamic effects of the inhalational anesthetic agents. In: SIMPSON JI, Editor. Anesthesia and the patient with coexisting heart disease. Little, Brown and Co, Boston 1993, p13-26
12 Anesthésie et insuffisance ventriculaire